MÉDIA ENGAGÉ SUR LES ONDES
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Indisciplinée – chronique des interstices

Par Alyss Haller

Photo de Jan Antonin Kolar sur Unsplash

1.       Ni nerd ni victime

Tu te rappelles ce moment où, à la fin de la classe de seconde (ou avant, si tu n’es pas allé·e au lycée), on t’a demandé de choisir une filière (ou une option, si tu es passé·e en première après la réforme de 2019) ?

Moi, je m’en souviens très bien. Pourtant, c’était censé n’être qu’une formalité pour la bonne élève que j’étais : je pouvais choisir à peu près ce que je voulais – enfin, en théorie : dans la pratique, mes professeur·es m’en ont beaucoup voulu d’aller « gâcher mes talents » en série littéraire (tout le monde sait que les lettres ne servent à rien ; d’ailleurs, en lettres, il n’y a « pas de débouchés »).

Le vrai problème, pour moi, n’était pas quoi choisir : c’était de devoir choisir. Je veux dire par là : s’orienter vers un champ disciplinaire bien spécifique au détriment de tous les autres.

Tandis que mes camarades exultaient à l’idée d’échapper enfin à la physique et à la biologie, ou exprimaient leur soulagement de n’avoir plus qu’une heure hebdomadaire de mathématiques à subir, je m’insurgeais : pourquoi mon amour de la littérature devrait-il me priver de pans entiers du savoir ?

Résultat : en plus de l’enseignement optionnel de latin et d’une troisième langue vivante, j’ai suivi, cette année-là, les cours du CNED en mathématiques. Pourtant, les maths, j’aimais même pas tellement ça. Dans la suite de mes études, je suis restée celle qui avait le plus d’options : latin, grec, allemand, anglais, espagnol… J’allais même assister à des cours de cinéma en tant qu’auditrice libre, à la fac.

Généralement, ce genre de scénario évoque deux types de profils largement représentés dans les séries pour ados :

a) la moche à lunettes no life qui se réfugie dans les bouquins faute d’avoir des ami·es et de susciter l’intérêt du mâle ; généralement, entre deux pages de Dostoïevski, elle stalke avec envie la fille la plus populaire du lycée et son mec le beau bad boy footballer qu’elle ne pourra jamais dater.

b) la pauvre fille à qui papa-maman mettent tellement la pression en la menaçant de la renier si elle n’est pas la meilleure de sa classe, qu’elle finit par se droguer ou tout plaquer pour élever des chèvres dans une communauté hippie.

Mais ma propension obstinée à surcharger mon agenda scolaire n’avait rien à voir avec l’obsession de la performance, ni avec ma virginité (que j’ai perdue à un âge tout à fait dans la moyenne, et avec un garçon sublime, puisque tu tiens à tout savoir).

2.   Tu voudrais pas être juste chanteuse ?

En 2012, je rencontre deux musiciens et les rejoins en tant que chanteuse dans ce qui va devenir mon premier groupe, LIFELINE. Je m’y sens rapidement en confiance, et de fil en aiguille, je me retrouve à écrire les paroles des chansons, composer des arrangements, puis des samples, quelques parties de guitare et de piano ; j’imagine un concept d’album, artwork compris, dirige la réalisation d’un clip vidéo : bref, je suis sur tous les fronts, et je m’éclate. Meilleure expérience de ma vie. Sur scène, je suis celle qui a le plus d’instruments : micro, sampler, guitare électrique, clavier relié à un ordinateur.

Un jour, pendant une répète, nous discutons de la manière dont nous travaillons nos instruments, et j’avoue être incapable de pratiquer chez moi. En d’autres termes, je ne joue du clavier et de la guitare que lors des répétitions, une fois par semaine (pour le chant, c’est différent : mes longs trajets en voiture quotidiens sont l’occasion parfaite de vociférer à tue-tête, façon de me motiver avant le travail ou de canaliser mes envies de meurtre après). Mes ami·es mettent aussitôt ce manquement sur le compte de ma tendance  à vouloir « en faire trop ». 

Leur réaction est sans appel : « Mais pourquoi tu te contentes pas d’être chanteuse ? »

3.   À l’horizontale avec Bowie (faire péter la discipline)

Ça ne m’intéresse pas, moi, d’être juste chanteuse. Pas plus que de ne faire que de la littérature.

Je n’ai jamais voulu me spécialiser : j’ai toujours envisagé ça comme un rétrécissement de mon univers, un choix réducteur, alors que le monde est si vaste, qu’il y a tant à découvrir et à apprendre. Et au-delà de ça, je trouve que ça n’a pas de sens : ces séparations entre les disciplines m’ont toujours paru artificielles. Comment, par exemple, étudier la géographie sans s’intéresser à l’histoire des territoires, à la géologie (classée dans les SVT, du côté des « vraies » sciences), à la politique ou à la sociologie (classée dans les sciences humaines) ?

Or, socialement, on a tendance à valoriser les spécialistes[1] (il suffit de regarder les médecins). Quelqu’un qui a un bac + 5 en informatique sera indéniablement mieux considéré qu’une personne ayant une licence en histoire, une autre en chimie et un CAP de cuisine (et aura donc, comparativement, plus étudié). Dans le monde du travail, le CV de cette dernière attirera immédiatement la suspicion (et cela, alors même que les employeur·euses réclament de plus en plus de polyvalence). On dira d’elle qu’elle « papillonne », qu’elle est incapable de se fixer, de se décider, ou de s’engager dans un projet ; on la taxera de dilettantisme ; on la croira instable, au mieux, peu fiable.

Moi aussi, toutes les fois où on m’a (plus ou moins) gentiment suggéré de me concentrer sur une seule chose, je me suis demandé ce qui clochait chez moi : avais-je quelque chose à prouver ? étais-je prétentieuse, surestimais-je mes capacités ? le fait de multiplier les activités et les disciplines n’était-il pas une façon de masquer mon incompétence dans chacune d’elles ? J’ai souvent dit, comme pour m’excuser, que je faisais « un peu plein de trucs pas très bien ». Je me suis exercée, au fil du temps et de mes réalisations multiformes, à me présenter comme « artiste pluridisciplinaire ». Mais le sentiment d’illégitimité, et son jumeau le syndrome de l’imposteur, n’étaient jamais bien loin.

Un jour, je suis tombée sur une interview de David Bowie dans laquelle il se qualifiait lui-même de « généraliste ». Bowie ! Ce jour-là, j’ai trouvé une sorte de caution, d’autorisation de ma démarche. Plus tard, j’ai découvert la conférence TedX d’Emilie Wapnick[2] sur la multipotentialité. Et aujourd’hui, je fais un doctorat pluridisciplinaire (en littérature, théâtre et cinéma) sur les créations scéniques interartistiques (qui font dialoguer plusieurs arts)[3]. J’ai dû aller jusqu’au Canada pour trouver un endroit où je n’aurais pas à renier mon côté « multi », où je pourrais même le valoriser. Un endroit où on me donne la chance d’explorer un domaine dont je ne suis pas spécialiste.

Je ne serai jamais une chanteuse virtuose, parce qu’à force, ça m’emmerderait de passer mes journées à exercer ma voix. Ce n’est pas de la fainéantise : je passe autant d’heures à travailler, sinon plus, toutes mes activités cumulées, qu’un·e vocaliste professionnel·le en passe à s’entraîner. Je ne serai pas virtuose, mais je crois le fait de m’intéresser à la technique du son, de faire des stages en technique plateau ou en tour management, de jouer de plusieurs instruments, fait de moi une meilleure chanteuse, parce que cela me rend plus consciente de tout l’éco-système dans lequel j’évolue. Tout comme apprendre plusieurs langues m’aide à développer une conscience de mon placement vocal, ou lire sur la physique quantique peut m’inspirer pour l’écriture d’une chanson. 

En remplaçant l’un par le pluriel, je troque simplement une logique verticale de l’effort et de la performance (évaluée de 0, tout en bas, à 20, en haut de l’échelle) pour une logique horizontale (faire 20 trucs à la fois, qui se nourrissent les uns les autres). Je privilégie les interconnexions plutôt que le territoire.


[1] Ça n’a pas toujours été le cas : la Renaissance valorisait les polymathes (du grec  π ο λ υ- / poly- : « plusieurs », et -μ α θ η ́ ς, dérivé de μ α ν θ α ́ ν ω : « apprendre »). 

[2] Conférence visible ici : https://www.ted.com/talks/emilie_wapnick_why_some_of_us_don_t_have_one_true_calling[3] Certain·es artistes utilisent le terme « indiscipliné » ou « indisciplinaire » pour souligner le fait que leur manière de créer se situe hors du cadre des disciplines artistiques préétablies, dans une démarche volontairement en marge du système : ça donne des créations hybrides, inclassables, qui peuvent mélanger des trucs très différents comme de la création sonore, de la vidéo, des marionnettes, de l’art numérique, du cirque et des claquettes irlandaises (je suis sûre que ce combo précis a un immense potentiel).