MÉDIA ENGAGÉ SUR LES ONDES
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Des interstices – épisode 7 : Mi(se)rabilia

Par Alyss Haller

Photo de amine photographe sur Pexels.com


Mi(se)rabilia1

Ça y est : le moment dont on m’a tant parlé, qui a alimenté toutes sortes de fantasmes et de préoccupations existentielles dans mon esprit ces derniers mois (est-ce que je vais survivre ? comment je vais m’habiller ? est-ce que mon look ne va pas trop en souffrir ? – Non mais sérieux, je vais vraiment devoir porter des bottes aussi moches ?), a fini par arriver à Québec. À l’heure où j’écris ces lignes, la température extérieure est de -18°C : l’hiver est officiellement bien là. Et non seulement je n’ai pas encore perdu mes extrémités, mais je découvre tout un art de vivre lié aux rigueurs climatiques : par exemple, le concept d’aller en cours en chaussons (si si). Ou le prêt de chaussons de laine en soirée (une dimension insoupçonnée s’ouvre à moi, dans laquelle je ne suis pas encore tout à fait prête à m’engouffrer).

Mais surtout : l’esprit des fêtes.

Comme dans les films (américains), les cours des maisons sont décorées, les cabanes de bois du marché de Noël ont fleuri un peu partout, dégageant des effluves de vin chaud épicé et de crêpes au chocolat au son des chants d’hiver (Jingle Bells, Let it snow et autres hits indémodables). Et lorsque la nuit tombe à 16 heures (eh oui…), les rues s’illuminent de guirlandes qui dessinent la silhouette des arbres, serpentent sur les façades, les rampes d’escaliers (il y a beaucoup d’escaliers à Québec) : c’est comme se promener au milieu d’une forêt scintillante et féérique. De quoi retrouver son âme d’enfant – et ça tombe bien, j’en suis toujours une : je ne commence jamais une journée sans un épisode d’Oscar et Malika, et je pleure devant La belle et la bête entre une playlist de metalcore et un article sur Foucault et Deleuze.

Et pourtant.

Cette année – et sans doute les deux ou trois précédentes, en réfléchissant bien – il y a quelque chose de différent. Je regarde les sapins, les toits saupoudrés de neige, les lutins et les figurines de bois dans les vitrines, mais il manque un truc.

Il me semble que j’ai perdu la faculté de m’émerveiller. Pas totalement, heureusement : il subsiste un reliquat, qui s’éveille parfois subrepticement à la faveur d’un arc-en-ciel, du scintillement d’une rivière qu’incendie le soleil, ou d’un feu d’artifice. Mais en comparaison d’avant, c’est un sentiment si fugace, si fragile, que j’ai toutes les peines du monde à m’en remplir. J’ai beau me concentrer pour l’amplifier, comme on souffle sur une braise pour l’empêcher de s’éteindre, il me glisse entre les doigts en moins de temps qu’il ne faut pour écarquiller les yeux et dire « Waouh ! » Un putain de pétard mouillé.

Je sais qu’il est là, quelque part, enfoui sous le poids de l’inquiétude financière, des bombardements d’informations déprimantes et autres désillusions. Ce qui me fait dire que finalement, il ne manque rien. En fait, c’est exactement le contraire : il y a trop de parasites.

Je regarde les lumières de Noël et je me demande : est-ce qu’on peut encore s’émerveiller à une époque comme la nôtre ? Est-ce qu’on peut s’émerveiller dans un monde aussi violent et absurde, pendant que des gens en tuent ou en torturent d’autres, pendant que certain·es crèvent de froid dans la rue et que d’autres dépensent en un claquement de doigts de quoi nourrir tout un quartier ?

Dans émerveiller, il y a le préfixe é-, du latin ex, qui signifie « hors de ». Le même que dans l’anglais exit. Ou, en français, sous la forme ex- ou é- : exproprier, expectorer, éjecter, éjaculer (parfois, un mot bien choisi vaut mille explications, tu remarqueras). Bref : s’émerveiller, c’est un peu sortir de soi-même2 ; c’est, en tout cas, s’abstraire du quotidien et de son lot de soucis. Ça implique donc de faire de la place. On ne peut pas s’émerveiller et s’inquiéter à la fois. Ni s’émerveiller et s’apitoyer, s’indigner, pleurer sur la montée du fascisme ou fomenter un plan pour émasculer les masculinistes.

Pour s’émerveiller, il faut oublier tout le reste.

Oublier que des centaines de kilos de nourriture seront jetés parce qu’on aura produit bien plus que ce que les gens qui en ont les moyens pourront consommer, même en allant jusqu’à la crise de foie.

Oublier que ton petit cousin jouera en moyenne vingt-six minutes avec ce nouveau jeu qu’il réclame en hurlant depuis deux mois et qui t’a coûté un rein, ou qu’il ne daignera même pas ouvrir le beau livre illustré à la main que tu as mis une heure à choisir pour essayer de le sensibiliser à autre chose qu’au scrolling sur Tik Tok.

Oublier que ta grand-mère va encore tenir des propos racistes en léchant sur ses doigts le jus d’un cadavre d’animal gavé rôti à point.

Ou bien, que tu n’auras rien de tout ça parce que tu es seul·e.

Alors, est-ce qu’on peut encore s’émerveiller ?

 – Oui, on peut.

Non seulement on peut, mais j’ai même envie de dire : on doit. Pas comme une injonction à se réjouir artificiellement, sous prétexte que c’est ce qu’on est censé faire à cette période de l’année. Mais comme une urgence. Notre capacité à nous émerveiller, c’est peut-être la seule chose qui puisse encore nous sauver en tant qu’êtres humains.

Guillaume Apollinaire avait adopté pour devise : « J’émerveille. » Je crois comme lui que l’art a ce pouvoir de réenchanter le monde, aussi naïf ou cliché que ça puisse sonner. Alors je vais continuer d’essayer : à émerveiller, et à m’émerveiller, parce que c’est la seule chose qui ait du sens, aujourd’hui plus que jamais. Il y a plusieurs manières de contrer l’horreur. On peut se battre contre elle, pour tenter de l’éradiquer. On peut aussi compenser la laideur en cultivant la beauté, sous toutes ses formes possibles : avec une œuvre d’art, un acte plein d’empathie – et pourquoi pas, des lumières de Noël dans la nuit.

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[1] J’aime bien les jeux de mots, à cause de leur ambivalence : quoi de mieux pour faire surgir les interstices ? Celui-ci est forgé sur mirabilia (en latin, « merveilles », littéralement « choses merveilleuses », de l’adjectif mirabilis) et miserabilis qui signifie « misérable”. J’aurais pu aussi intituler cet épisode “Splendeurs et misères”. Mais ça faisait moins classe. Et puis soyons honnêtes, c’est pas tous les jours qu’on a l’occasion de faire des jeux de mots en latin. J’allais quand même pas louper ça.

[2] Tout comme admirer, c’est « regarder vers » (admirare) – et pas son nombril.