Par Charlotte Giorgi
Billet de la semaine plein d’introspection. Quand d’une vidéo YouTube découle l’exploration d’une névrose qui devient trop souvent une prophétie auto-réalisatrice, et qui pourrit la vie autant qu’elle lui donne son goût de fête.

C’était devant YouTube – il s’en passe des choses devant YouTube –, je regardais une vidéo de questions-réponses, le genre de truc voyeuriste à la con que j’aime beaucoup. La meuf répond aux questions indiscrètes, et parmi elles : « c’est quoi ta plus grande peur ? ». C’est cette question-là qui a l’air de la déranger le plus, de la mettre dans une position inconfortable.
Je pense à mes peurs, et me dis que c’est facile : vieillir, la mort, la pauvreté.
Elle, elle dit : « La peur de tout perdre. »
Et puis instantanément je comprends tout d’un coup sa pudeur soudaine, plus que lorsqu’elle parlait de se refaire les seins, ou de ses amis qui ne l’étaient plus.
La peur de tout perdre, je sais pas pourquoi, ça me percute. Ça touche l’enfant en moi, constamment à l’affût de l’abandon. J’ai grandi avec des parents aimants, mais aussi sous l’emprise d’un homme qui m’a abandonnée après avoir tout pris de moi. Il m’a fallu du temps pour comprendre que ça venait de là, cette angoisse ultime, cette folie frisant la paranoïa, et cette conscience aiguë de la fugacité des choses, cette lucidité qui fait mal et qui prédit que tout peut s’écrouler. La peur de tout perdre, tout d’un coup, ça résume ma vie, tout ce que je suis et tout ce qui m’empêche de l’être.
J’ai toujours eu l’impression de ressentir le bonheur de manière surpuissante, d’être émue parfois aux larmes par un instant de joie qui transperce cette vérité-là, mais la rend encore plus cruelle : tout peut cesser, et quand le tout est particulièrement enivrant, la réalité de cet éphémère est très violente. Voilà, devant une vidéo YouTube, j’ai réalisé ça : je vis dans la violence quotidienne. Celle des supputations, des anticipations, des préparations. Comme les survivalistes de voltige, je devance le pire, je l’imagine, je m’y entraîne. Je le provoque, souvent, au passage. Parce que la peur est trop immense, parce qu’elle m’engloutit et qu’elle embrouille mes capteurs. Je vis dans une réalité alternative dans laquelle il se passe toujours le pire. Je blâme les autres aussi, la société. Celle qui m’a couvée, biberonnée, gavée de prévention des risques, de crises, d’être raisonnable, de construire quelque chose de stable, de tout aseptiser au cas où. Ma société est sous pression, et je suis le petit bouchon de la cocotte-minute qui se met à tourner sur lui-même dans tous les sens.
Je n’ai pas pensé à « tout perdre » quand j’ai pensé à mes peurs, dans la seconde qui a précédé la réponse de cette YouTubeuse que je connais pas. J’ai jamais pensé à la peur de tout perdre.
En vrai, c’est parce que ce n’est pas la peur, c’est le quotidien. La menace qui accompagne, insupportable paradoxe, la prospérité. Je suis cernée par deux choses qui me jettent en avant plus qu’elles ne me poussent : l’avidité provoquée par la terreur. Le talent, la détermination, c’est du bullshit. C’est la peur qui me tient par les couilles.
Je déteste être comme ça. J’en veux toujours plus, c’est normal : dès l’instant fini, j’aimerais qu’il se prolonge parce que j’ai peur de n’y avoir plus jamais droit. Alors je m’accroche, je m’agrippe, j’exige, je tape des pieds, je fais des caprices. On pense que c’est l’enfant roi alors que c’est l’enfant esclave, l’enfant qui a eu tellement soif que l’adulte pourrait boire jusqu’à s’en faire éclater les organes.
En ce moment, c’est toi qui trinques, enfin, c’est moi qui trinque parce que tu ne me rassures pas et que mon angoisse déborde de partout, je sais plus comment la cacher, elle me bouffe, j’ai peur que tu disparaisses comme les autres ont disparu, j’ai l’impression d’être trop lisse pour accrocher les gens durablement, j’ai l’impression que tout se barre, tout dégouline dans le caniveau et je peux plus te laisser partir parce que ça fait trop mal et tu me laisses avec la peur et je me demande si je dois forcément trouver quelqu’un qui peut porter cette peur ou si c’est impossible ou si je dois te quitter… Je me découvre en panique, devant YouTube, un mardi de juin.
Toi tu vis sans peur, ou en tout cas pas cette peur là et c’est dur, c’est dur de lui résister et d’essayer de me caler sur toi. Je sais pas si je devrais, en tout cas j’y arrive pas. J’essaye, pourtant. Je donne toutes mes forces pour lutter contre les démons, la peur que tout s’arrête d’un claquement de doigts, la peur du claquement du doigt. Faire semblant, tous les jours, d’être dirigée par autre chose que ce tremblement dans les tripes, cet instinct de survie qui me pousse à me ruer sur toi, sur nous. Je serre les moments tellement fort pour qu’ils ne glissent pas de mes mains que je finis par les essorer, que je finis par être lessivée.
Je suis là, comme une idiote devant cette vidéo YouTube, et je me rends compte du point auquel je suis épuisée de vivre ainsi. Dans la peur. J’ai toujours cru que c’était ma plus grande chance, ce « carpe diem » qui coule dans mon sang. C’est aussi ma malédiction. Celle d’une génération, plus généralement, comprimée entre la fuite en avant du monde et la peur de l’engagement quand les fondations sont marécageuses, celle d’une génération qui se cramponne au monde qui disparaît, et qui arrive difficilement à se figurer la joie de l’après.
Tout ce que j’espère, c’est qu’on fasse mentir la peur.
Toi, moi, et le reste du monde.