Par Charlotte Giorgi
De l’insécurité financière. Celle qui précède la détresse, et qui rend le sommeil impossible.

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En ce moment, je suis très fatiguée. Je veux dire, très fatiguée au point où le sommeil est passé d’un refuge à un trou noir. Je pourrais me rouler en boule et faire des siestes pendant des jours, sans que ça ne m’empêche d’avoir encore l’envie monumentale de me faire aspirer par mon lit. La nuit comme une fuite ultime, qui commence à prendre le pas sur les jours. Alors, vous vous inquiéterez peut-être pour moi. Vous vous direz sans doute que je me surmène, ou que je ne dors pas assez. Et pourtant, après quelques mois de cet état-là, je réalise que dormir davantage ne change rien. Que le sommeil n’est pas le fond du problème ; il le déguise. J’ai minutieusement fait la liste de mes vices, réalisé que mon hygiène de vie est quasiment parfaite et j’en ai abouti à la conclusion que je ne peux pas vraiment dormir. Tout comme un tas de personnes qui sont dans des situations bien plus préoccupantes que la mienne. Nous ne pouvons pas dormir.
Nous ne pouvons pas dormir parce qu’une urgence siffle à nos oreilles et rend le repos impossible. Elle s’appelle instabilité. Ou précarité. Ou découvert. Ou un truc comme ça. Et plus qu’une situation de détresse ultime, de faim ou de vie sans toit au-dessus de la tête, il s’agit, pour la grande majorité d’entre nous, de la peur panique qui précède ces situations d’urgence. Leur vague possibilité, au coin de la rue, à deux pas. Une panique qui s’agrippe aux recoins du quotidien et qui ne veut pas lâcher.
C’est être « un peu dans la merde » mais pas encore complètement, et porter sur soi la responsabilité de la bascule dans l’abîme. C’est pouvoir manger, mais devoir, honteux, dire à ses ami·es qu’on n’ira pas boire un verre ce soir, parce qu’on flirte avec la ligne rouge. C’est pouvoir demander de l’argent à sa famille, à ses ami·es, vraiment, en dernier recours, si jamais, mais ne pas oser se créer des dettes. C’est voir son entourage s’inquiéter, et les sourcils se froncer de plus en plus. C’est être déjà épuisé·e, mais décider de prendre un autre boulot, parce que sinon on ne va pas s’en sortir mais comment va-t-on s’en sortir avec tout ça à faire rentrer dans les journées – on verra après. C’est ne pas avoir la place pour rien : ni le bonheur, ni le repos, parce que ces questions-là prennent trop de place même si on « verra après ». Parfois, on ne peut juste pas voir « après », parce qu’après quoi ? C’est l’horizon même qui disparaît, englouti sous les priorités, l’urgence, « se bouger », vite, le feu au cul.
La précarité est bien plus qu’une détresse financière. C’est une insécurité morale, une dignité qui s’effrite et des espoirs qui se désintègrent parce qu’on comprend que rien ne nous empêche de chuter jusqu’au fond, au fond du fond de la misère où au moins cette panique aura cessé, où on ne sera bon qu’à se relever car il n’y a pas plus bas. C’est cette espèce de gouffre qui t’attire et contre lequel tu luttes sans cesse, ces tréfonds avec lesquels tu te débats : à quoi bon ? Il est si fatigant, cet aimant vers le fond. Il serait si facile de se laisser choir.
La précarité nous exclue. Parce que les autres ont du mal à comprendre cette panique-là, parce qu’on est dégueulasses avec les autres, anxieux, triste, en colère. Parce qu’on leur en veut de l’injustice du monde, parce qu’on leur en veut de ne pas pouvoir nous aider, parce qu’on leur en veut de soupçonner que peut-être c’est un peu de notre faute, parce qu’on n’en fait pas assez, parce que c’est bien fait, parce qu’on est trop bêtes. Parce qu’on les déteste de choisir les restaurants sans regarder les prix, de proposer les vacances ensemble, d’imposer un budget pour les cagnottes d’anniversaire. Parce qu’on est désolé·es de ne pas les inviter chez soi parce qu’on a honte ou qu’on ne peut pas, parce qu’on est démoli·es de ne pouvoir rien leur offrir. Parce qu’on ne peut pas dormir et que ça se voit sur notre gueule. Parce que la société sépare les bienheureux et les cernes de ceux qui ne peuvent pas dormir.
Je n’en suis pas encore tout à fait là. Et c’est pour cela que je ne peux pas vraiment dormir. Comment se reposer, si proche d’un précipice ? Ce n’est pas une campagne de la fondation Abbé Pierre, ce n’est pas le clochard accordéoniste de la rue, ce n’est pas le documentaire de France Info, c’est ma réalité. Merde alors.
Parfois je suis heureuse, un peu, mais je ne peux pas dormir. Et je n’avais pas anticipé que ce serait le plus dur. Cette course de fond pour ne pas sombrer, seule, pas parce qu’on n’est pas entouré·e, mais parce qu’il est impossible d’entourer quelqu’un qui n’a plus de contour. On ne peut pas dormir à ma place. Et parfois, je n’ai pas besoin qu’on m’aide, mais j’aimerais tellement qu’on me dise : « je vois bien que tu ne m’écoutes pas, que tu es ailleurs, que tu planes. Je vois bien et je ne t’en veux pas parce que je sais que tu ne dors pas la nuit. »
J’aimerais qu’on ne m’en veuille pas, de ne pas dormir la nuit. Qu’on me dise qu’on veille pour moi, que les abysses ne m’auront pas. Que je puisse fermer l’œil, voire les deux. Je suis si fatiguée.