Par Cha
Parce que les crêpes. Et juste ça. (non pas juste ça, parce que les crêpes, parce que l’amitié, parce que les messages qu’on peut lire dans la gourmandise et les soirées à déguster, et parce que Cha peut écrire sur tout un tas de sujets et les rendre tellement intéressants.

Je t’imagine, toi qui me lis et qui te dis, ça y est, les pauvres, iels ont craqué. Un article sur les crêpes dans un média engagé, c’est n’importe quoi, tout se perd, décidément. C’est quoi la prochaine étape maintenant ? Une monographie sur le choix de porter des chaussettes à motifs ? Alors certes, on est loin du manifeste engagé et militant en faveur d’un monde plus juste et si possible encore un peu respirable, mais ne vous inquiétez pas : j’entends lier de manière très arbitraire la consommation de crêpe à des sujets un brin plus important que la simple gourmandise – qui me semble déjà un sujet primordial.
Quand j’ai présenté mon idée en comité de rédaction — oui euh, c’est la chandeleur en février alors voilà, moi j’adore les crêpes et ça m’évoque l’amitié parce que, je sais pas pourquoi, donc euh, quelque chose là-dessus peut-être sans doute, environ…
Je disais donc : quand j’ai présenté ma très vague et imprécise idée en comité de rédaction, j’étais principalement motivée par une grande fatigue qui me faisait dire tout ce qui me passait par la tête. Et Charlotte de répondre ok, carrément, je suis curieuse de lire ça.
Me voilà un peu embêtée, à me demander ce que je vais bien pouvoir faire de ces fragments éparpillés d’idées très bancales et d’analogies douteuses. Mais j’aime bien ça moi — relier des sujets anodins à des réflexions abstraites.
Pour l’anecdote, le lendemain du comité de rédaction où j’ai proposé cette idée, j’ai été invitée à une soirée jeux de société et crêpes. L’occasion rêvée d’observer mon improbable sujet d’étude sur le terrain, me suis-je dit ! Et puis finalement, j’en ai profité et j’ai complètement oublié mes ambitions sociologiques. Ce que j’expose ici ne repose donc que sur mes propres élucubrations crêpières et mes lectures sur l’amitié — deux sujets qui me passionnent.
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Après un peu de réflexion (et une tête plus reposée), je sais que le lien qui associe crêpes et amitié a en partie trait à mon histoire personnelle. Avec mes amies d’enfance, nous avons depuis longtemps comme tradition de faire des crêpes lorsqu’on se retrouve ensemble. On a nos rituels et nos manies, nos sujets de désaccords et d’amusement, si bien que même quand je cuisine des crêpes toute seule chez moi, je pense à elles.
Mais ce n’est pas tout.
Si l’amitié demande d’être entretenue, faire des crêpes est une activité idéale pour ce faire. D’abord, parce qu’on peut facilement s’y mettre à plusieurs. Peser la farine, mélanger les ingrédients, couper les légumes, le fromage (car des gens aiment pour de vrai cette étrange pâte moisie et nauséabonde) ou sortir les confitures et autres pâtes à tartiner… autant de gestes qui ne nécessitent pas de grandes compétences techniques et qui sont suffisamment simples pour pouvoir continuer de discuter en même temps. C’est une occasion de passer du temps et de faire quelque chose ensemble. Les amitiés sont des relations qui s’alimentent et s’entretiennent.
Dans 3.Une aspiration au dehors, Geoffroy de Lagasnerie souligne que, si la plupart des liens sociaux s’inscrivent dans des dispositifs qui les soutiennent et leur octroient une relative stabilité, l’amitié se distingue par sa précarité. Elle nécessite qu’on agisse pour la maintenir, pour entretenir ces liens. Créer ainsi des espaces de partage et de communication serait un moyen de cultiver nos amitiés. Et si on peut manger des crêpes en plus…
Puisque c’est l’occasion qui m’a donné cette idée saugrenue d’écrire sur ce sujet, je ne peux pas ne pas évoquer la Chandeleur, qui tombait cette année le 2 février. Une fête pas si fêtée que ça, qui passe presque inaperçue à côté de la folie des galettes frangipanes du mois de janvier et du rose bonbon de la Saint-Valentin. Comme si les crêpes, qui ne sont pas réservées à cette seule célébration, étaient un peu négligeables. On en mange toute l’année, elles ne sont pas si fancy, n’ont rien de très impressionnant…
Parce qu’elles sont simples et habituelles, parce qu’on en fait souvent, ce qui les prive de la prestance des galettes, peut-être aussi parce qu’elles font moins vendre. Encore une fois, le parallèle avec l’amitié, perçue encore trop souvent comme une relation de second ordre après la famille et l’amour romantique, s’impose de lui-même. J’ai tendance à penser qu’elle est bien plus importante que l’amour et au moins autant que la famille. Les ami.es comme cercle choisi, là pour partager des vécus, pour prodiguer une écoute attentive et des conseils, pour grandir ensemble et s’intéresser aux singularités des uns et des autres. Pour discuter avec des gens qui partagent les mêmes centres d’intérêt que nous et d’autres qui nous racontent des anecdotes sur des sujets dont on ne sait rien. Des personnes à qui l’on parle tous les jours ou une fois tous les trois mois.
Plus simple mais plus consensuel, le choix de faire des crêpes a aussi l’avantage de convenir à un grand nombre de personnes dont les goûts diffèrent. À partir d’une base relativement neutre, facile à rendre vegan, chacun est libre d’ajouter ses préférences personnelles en matière de garniture, sans que ses choix affectent outre mesure les autres personnes présentes (mis à part lorsque quelqu’un choisit de faire fondre un fromage nauséabond qui empuantit toute la pièce mais mes amis ont la gentillesse de ne pas faire des choses pareilles). On peut ensuite choisir de rouler la crêpe ou bien de la plier, de commencer par la pointe du triangle ainsi formé, au risque de s’en mettre plein les doigts, ou par sa base, manger avec des couverts ou directement avec les doigts…
Je sais que ce sont mes lubies de chercheuse d’analogies un peu biaisée, mais je ne peux pas m’empêcher d’y voir la possibilité de réunir des gens différents, par leurs goûts alimentaires mais pas seulement, et sans qu’une individualité cherche à s’imposer sur les autres. Et peut-être ainsi, la possibilité de se nourrir de vécus et d’expériences différents des siens.
Les crêpes me semblent convoquer un mode de partage plus horizontal, dans lequel chacun peut trouver ce qui lui convient sans empiéter sur la liberté des autres. La chercheuse Anne Vincent-Buffault, citée par Aline Laurent-Mayard, souligne le potentiel révolutionnaire et utopique de l’amitié. Parce que, lorsqu’elle est saine, elle crée du lien entre les personnes et tend à abolir les rivalités, elle permet de rêver un monde plus solidaire. (p.150)
Un monde plus convivial où des gens différents peuvent se réunir autour d’une table pour partager leur expérience et leurs réflexions.
J’ai des ami.es très différent.es, certain.es se connaissent et d’autres non. Peut-être qu’un jour je les réunirai toustes. Si ce jour arrive, je sais déjà quel sera le menu.
Sources de réflexions qui ont nourri ce billet :
Aline Laurent-Mayard, Post-romantique : comment moins de romance pourrait sauver l’amour (et la société), JC Lattès, 2024
et en particulier le chapitre “Les copains d’abord”
Pauline Le Gall, Utopies féministes sur nos écrans – les amitiés féminines en action, édition Daronnes, 2022
Geoffroy de Lagasnerie, 3.Une aspiration au dehors, Flammarion, 2023 [cité par Aline Laurent-Mayard, op. cit. p.150]