MÉDIA ENGAGÉ SUR LES ONDES
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Des interstices – épisode 2 : Désintégration positive

Par Alyss Haller

Photo de Prill sur Getty Images

Il y a bien peu de choses dont nous pouvons être sûr·e·s, mais s’il y en a une sur laquelle nous sommes à peu près d’accord, c’est que nous, êtres humains, tous autant que nous sommes, aspirons au bonheur – quelle que soit l’idée que nous mettons derrière. Certaines personnes l’ont déjà trouvé, d’autres le cherchent encore, d’autres encore pensent l’avoir perdu, ou ne pas avoir su le saisir quand il était à portée de main. Des philosophes ont tenté de le définir (et ne sont pas d’accord) ; des économistes et des sociologues de le mesurer (dans les pays, au travail…) ; notre époque a même vu l’avènement d’une nouvelle pratique qui prétend nous apprendre à le cultiver : le développement personnel. Des conseils bien-être prodigués en masse par les influenceur·euses lifestyle aux programmes d’accompagnement en ligne à deux bras et demi et un rein, en passant par les webconférences gratuites et toute une littérature spécialisée, il est presque impossible d’y échapper. De sorte qu’aujourd’hui, si on n’est pas heureux, c’est qu’on le fait un peu exprès.

Cette culpabilisation latente (ou carrément explicite) liée au fait d’aller mal, je l’ai vécue – et peut-être que toi aussi.

Si tu as lu l’épisode zéro de cette chronique, tu sais que je suis passée, comme ça arrive à plein de gens, par des épreuves pas forcément réjouissantes. Et là où certain·e·s restent debout en serrant les dents, ou planquent leurs émotions sous le tapis du déni, moi, je me suis effondrée, oscillant entre sanglots paroxystiques dignes d’une pleureuse grecque et longues heures d’abattement avalée par mon canapé, figée dans la torpeur asthénique d’une huître zombie. Bref, j’ai fait ce qu’on appelle une « dépression réactionnelle ».

Sans aller jusqu’à dire que cette situation me convenait, j’estimais qu’il était somme toute plutôt normal de ne pas être au mieux de ma forme compte tenu des circonstances (famille dévastée, poste supprimé, rupture consommée, rêves dynamités).

Telle n’était pourtant pas l’image qu’on m’en renvoyait.

Cette image, c’était d’abord celle d’une faiblesse, d’un défaut de maîtrise de soi. Le genre de chose dont on ne parle qu’à mi-voix, avec cet air de connivence un peu désolé et cette légère torsion de la bouche (on ne sait pas trop si c’est du dégoût ou de la pitié). Un peu comme on évoquerait une MST : un truc vaguement honteux et contagieux. Il y a cette idée tacite que la dépression, c’est un truc de fragile. Un truc qui touche seulement les personnes déjà un peu bancales, qui n’ont pas su faire face – ou garder la face. Pourtant, si tu as un ulcère ou un cancer colorectal, personne ne songera à dire que c’est de ta faute. Mais quand ça touche à la psyché, quand c’est dans ta tête, tu es censé·e contrôler, choisir même.

L’autre face de cette image, c’est l’aspect pathologique. La dépression serait une maladie à soigner. Par conséquent, elle exige une médication pour l’éradiquer : les antidépresseurs. Attention : je ne nierai pas que certaines formes de dépression chronique, liées par exemple à des déséquilibres hormonaux ou à des causes neurologiques, requièrent un traitement adapté. Je ne crois pas non plus qu’il faille se priver absolument des moyens de soulager la douleur que la pharmacopée moderne met à notre disposition (je n’ai jamais adhéré aux idéologies érigeant la souffrance en vertu ou en fatalité, et je remercie avec ferveur le dieu du flurbiprofène de m’éviter une fois par mois de me plier en deux en poussant des râles d’agonie). Mais ce qui me dérange dans ce raisonnement, c’est l’idée sous-jacente qu’être en bonne santé, ce serait aller toujours bien. L’homéostasie parfaite. Alors que la vie, c’est tout le contraire : des joies, des peines, des surprises, des rebondissements, des défis ; bref, du mouvement et du changement. Et qu’un individu dépourvu d’affect, ça porte un nom : psychopathe.

Ce diagnostic de dépression, prononcé sur un ton au dogmatisme définitif et livré avec son ordonnance d’escitalopram ou de venlafaxine, j’avais juste l’impression qu’il m’enfermait dans une boîte. Une boîte qu’on aurait soigneusement étiquetée, avant de l’enterrer bien profond (au trente-sixième dessous, à vue de nez) et de l’y laisser pourrir : « voilà Madame : problème identifié, solution toute trouvée, merci bonsoir, personne suivante ». Alors que moi, j’avais envie d’en faire quelque chose, de tout ça. J’avais besoin que ce soit constructif.

Alors, j’ai fait des recherches.

Et j’ai fini par tomber sur Kazimierz Dąbrowski : quelqu’un qui pensait comme moi qu’une bonne santé mentale ne se mesure pas au fait de rester calme face au désastre (a fortiori dans un monde bourré d’injustices et d’inégalités), et qui était un psychiatre reconnu. Il a bâti sur cette idée sa théorie de la formation de la personnalité par la désintégration positive (c’est moins compliqué que ça en a l’air). Pour Dąbrowski, des symptômes dépressifs peuvent être le signe d’une crise de croissance, un peu comme à l’adolescence. Soumise à un bouleversement (deuil, traumatisme, ou tout autre événement déstabilisant), la psyché se retrouve en déséquilibre, le temps de parvenir de nouveau à une forme d’unité. C’est l’occasion d’une remise en question profonde de ses choix de vie, des valeurs héritées de son éducation et de la société, et d’évoluer vers un stade de développement plus authentique, avec de nouveaux choix, personnels, conscients et assumés.

Cette vision des choses n’amoindrit ni le danger (réel) ni la souffrance que de telles crises représentent pour les personnes qui les traversent, mais elle a le mérite de les replacer dans un processus, un cycle, là où la médecine occidentale a tendance à segmenter, à isoler (les parties du corps, les moments de vie). Je crois qu’à chaque fois qu’on découpe comme ça le monde (bien droit en suivant les pointillés), on perd du sens. Sauf qu’une vie qui a du sens, c’est un peu la base du bonheur, non ? 

En tout cas, moi, ça m’a vraiment aidée, de sortir de cette vision binaire en noir et blanc : bonne santé vs maladie, aller bien vs aller mal (d’ailleurs, je n’ai jamais su répondre à la question « ça va ? » – j’ai appris à le faire en moins d’un quart d’heure ou de cinquante lignes, comme les conventions l’exigent, mais j’ai toujours l’impression de mentir un peu).

Et puis, le bonheur sans mélange, ça n’existe pas, tout comme le malheur absolu : la plupart du temps, la vie, c’est un entrelacement complexe de choses agréables et désagréables, parfois impossibles à démêler, et sur lesquelles on n’a pas toujours prise. Des étincelles de joie qui brillent au milieu du marasme (comme le gâteau au chocolat de tante Cécile après une journée pourrie) et de petites taches qui viennent ternir un moment de félicité (le relou qui passe avec sa musique de merde à fond sur son enceinte alors que t’étais en extase devant un coucher de soleil au bord du lac). À moins qu’elles en rehaussent plutôt l’éclat.

Je me dis qu’il faudrait peut-être apprendre à chérir aussi ses malheurs. Pas pour s’y vautrer avec complaisance, version ouin-ouin ou martyr, mais parce que, pour peu qu’on ne les rejette pas en bloc, ils nous construisent aussi. Parfois (souvent) plus que les moments heureux. Et puis parce qu’ils nous permettent de chérir d’autant plus ces derniers.