Cet homme laissé en Algérie

Noa

Pendant longtemps, au sein de ma famille, un tabou était enterré sous des couches de pudeur et de peur. Il était aussi lourd qu’invisible. Des questions interdites brûlant au bout des lèvres. Beaucoup de non-dits et des suppositions. Nous savions sans pouvoir le dire.
J’ai entendu de nombreuses fois de la bouche de la personne qui a tenu le rôle de grand-mère de mes 4 ans à mes 30 ans, parlant de sa relation avec mon grand-père : « nous nous aimons, nous nous comprenons parce que nous avons tous les deux soufferts ». D’un coté de l’inceste et de l’autre de la guerre. Une traversée des frontières dans les deux cas, par dynamique de domination. Il est tout autant question d’injustice, de violences, de disparition, d’écrasement, de désintégration, de négation et de loi du silence. Je le comprends maintenant, iels se retrouvaient à cet endroit de leur responsabilité au côté de l’oppresseur, soumis·es  à l’ordre patriarcal et colonial. 

Mon grand-père, né en 1938, a participé à la guerre d’Algérie du côté français, environ deux ans, entre 1958 et 1962. Il a  été appelé pour y maintenir l’ordre colonial. Je n’ai jamais eu le courage de lui demander son niveau de patriotisme à l’égard de la politique gouvernementale de l’époque. Je peux imaginer qu’être patriote avait une autre saveur à la sortie de la Seconde Guerre Mondiale. 

Je sais que son temps de service militaire a été doublé pour compenser l’absence de ses frères aînés sous les drapeaux en colonie. Il a pu me raconter ses retours en France durant ses permissions, le confrontant douloureusement à l’ignorance du peuple français. On lui demandait si les vacances étaient bonnes en lui faisant comprendre qu’il n’avait pas à se plaindre de passer son service militaire sous les palmiers algériens. Les médias en métropole n’en parlaient pas ou faussement. Alors qu’il a beaucoup été dans les rudes montagnes kabyles où il n’a jamais vu autant de neige et de sang humain. 

Il a tenté tout au long de sa vie, de refouler cette période, ou au moins ses souvenirs les plus douloureux. Mais comme tout psychotraumatisme non traité, il revient à tout moment sans crier gare. Il a pu trouver réconfort au sein de la FNACA (Fédération Nationale des Anciens Combattants en Algérie, Maroc et Tunisie) lors d’évènements mémoriaux militaires et conviviaux auprès de ses frères d’armes. Se comprendre sans dire avait alors tout son sens. 

Dans ma famille, la loi du silence s’est brisée l’année de ses 80 ans. Nous lui avions fait la surprise d’inviter à sa fête d’anniversaire un ancien d’Algérie avec qui il avait gardé bon contact. Je me souviens de leurs retrouvailles larmoyantes et chaleureuses. Ce qui est inhabituel chez mon grand-père. Et puis le soir, la famille attablée, nous les avons religieusement écouté se remémorer ces années-là. Un évènement qui m’a beaucoup marquée, et encore plus ma mère, qui du haut de ses 55 ans en prenait connaissance pour la première fois. Je suis persuadée que ce vécu là, a eu de nombreuses conséquences sur le comportement de mon grand père et donc l’éducation de ma mère. Son entourage a souffert avec lui, toujours en silence. Comment se réparer lorsque le gouvernement, qui vous a demandé loyauté et service, peine à légitimer votre douleur morale, dont il est l’initiateur ? Est-ce qu’une réelle reconnaissance est possible pour une guerre contre l’independance, la liberté et l’autodétermination ? La fierté n’a pas sa place lorsqu’il est question du mauvais côté de l’Histoire. 

Le gouvernement français sous Jacques Chirac a reconnu cette période comme une « guerre » seulement en 1999, et une date de commémoration nationale a été officialisée en 2012 sous François Hollande. Ces longues années de déni et d’oubli ont considérablement ralenti les processus de réparation psychique et politique. Une guerre sans nom murée dans les non-dits et les séquelles. La nomination d’une occupation coloniale étant encore largement tue. Les choses existent pourtant quand on les formule. 

Puis, mon grand-père a fait un AVC qui a entièrement bouleversé sa vie et modifié son comportement. Certains de ses filtres de protection habituels sont tombés. Je l’ai alors vu pleurer à chaudes larmes, comme un enfant, et dans ces moments-là, il est arrivé que des souvenirs d’Algérie remontent. Me prenant davantage pour sa psychologue que pour sa petite-fille, il m’a décrit spontanément des scènes en Kabylie d’une violence inouïe qui le hantent encore jour et nuit. 

En 2018, je rejoins une colocation avec une descendante du Front de Libération Nationale (FLN) et moudjahid (combattant pendant la Révolution algérienne contre le colonialisme français, pour l’indépendance du pays). Je lis le roman d’Alice Zeniter, L’Art de Perdre, qui m’en apprend bien plus sur cette période de l’Histoire que toutes mes années scolaires. Les discussions avec ma colocataire me permettent de prendre connaissance de la journée noire du 17 octobre 1961 à Paris. Entre 100 et 200 personnes sont tuées par la police française lors d’une manifestation pacifique d’algériens organisée par la fédération du FLN. Une répression sanglante à coup de noyés par balles dans la Seine et 12 000 personnes raflées, torturées et détenues dans des camps improvisés. Une autre responsabilité meurtrière que le gouvernement français met sous son tapis de l’Histoire. Liberté, égalité, fraternité … Lâcheté.

Alors, en attendant, je me raconte une amitié comme garrot. Une réparation symbolique qui viendrait arrêter cette transmission intergénérationnelle traumatique. J’ai désiré continuer ce récit en me rendant à mon tour en Kabylie avec ma colocataire, maintenant amie. Le COVID a emporté ce projet avec lui. Notre amitié reste préservée, et cela en fait le plus beau des soins personnels. 

Mais qu’en est il de la réparation familiale ? Et celle collective, étatique et politique ? 

J’aurai tant aimé grandir auprès de cet homme laissé en Algérie, mort pour la France. 

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