Par Charlotte Giorgi
Alors que j’écris feignassement dans un petit café de coworking comme le Paris libéral sait les produire à la chaîne, d’autres marchent. Moi je traînasse devant ma page blanche, mâchouillant mes mots et sirotant mon matcha d’influenceuse gauchiste, mais j’irai peut-être les retrouver. Les grévistes du 1er octobre 2024.

Alors de ma position à la fois confortable (je peux faire grève autant que je veux), et ultra précaire (je n’ai globalement droit à rien, et encore moins à une protection sociale – qui de toute façon s’amenuise année après année, c’est d’ailleurs de ça dont il s’agit mais j’y arrive), je réfléchis. Sur le quai de la ligne 13, je triture les mots dans ma tête. Ils ont été le centre de tellement de rendez-vous, les cris débordants de tant de fanfares chaotiques, de slogans éclatés, et de lectures pseudo-révolutionnaires que je n’en capte plus que le contour. Les lettres qui s’impriment en gros sur les tracts, et qui concrètement, à part donner une touche délicieusement désuète et lyrique à nos vies de syndicalistes d’un jour, ne servent à rien de concret, ne sont le support d’aucun sursaut, et ne portent en elles le fruit d’aucun de mes espoirs. GRÈVE GÉNÉRALE
Pourtant, les revendications font envie : il s’agit de prendre notre revanche sur la bataille contre la réforme des retraites qui avait fait descendre les masses dans la rue tout au long de l’hiver et du printemps 2023. Il s’agit aussi d’exiger une hausse générale des salaires qui sont les seuls à ne pas “inflationner”, de réclamer des services publics (cqfd). Des militant·es décoloniaux et antiracistes ont demandé (à juste titre) que la grève serve aussi à interpeller le monde occidental repu de toutes ses propres atrocités sur ce qu’il laisse Israël infliger à des populations jetées en pâture à celui à qui on ne dit trop rien si ce n’est qu’on condamne (tant que ce n’est pas Le Droit À Se Défendre….).
Bref, autant de raisons que je partage et que j’approuve, pour tenter de fédérer un mouvement de grève générale. Je me demande, sur le quai du métro, si on n’aurait pas mieux fait de se taire, au lieu de crier joyeusement “grève générale” à tout bout de champ. Si on ne risque pas d’avoir bousillé le potentiel d’action de ces deux mots accolés en les ressortant de nos poches comme des petits totems, des grigri folkoriques et pleins de traditions sociales. Je ne sais plus trop ce que ça veut dire, en fait, grève générale. Qui le sait? Lequel d’entre nous peut se targuer d’en avoir ne serait-ce que vu une, de grève générale? Est-ce qu’on ne serait pas les premiers à ne pas la prendre au sérieux cette putain de grève générale?
Parce que si on faisait peser les mots sur notre langue en y articulant autre chose que de la performativité, on se dirait peut-être qu’il nous faut un plan d’action. Je sais pas, est-ce que quelqu’un a déjà pensé à faire un rétroplanning de grève générale? Une to-do list? Un mailing de tous les gens à contacter? Une cagnotte, du ravitaillement à stocker en amont? Est-ce qu’on peut faire autre chose que convoquer la grève générale comme un esprit autour de la grande table des négociations salariales et diplomatiques, intimement persuadé·es que rien n’apparaîtra mais qu’on se sera donné un semblant de pouvoir sur les choses?
Je suis vraiment une petite conne, de la ramener comme ça. Je suis toujours au coworking, et je crois que je ne suis pas prête de décoller mon nez de l’écran qui m’apprend que lorsque l’on tape “comment faire une grève générale” sur Google, on tombe en premier… sur un site gouvernemental. Je suppose qu’il y en a eu avant moi, des gens pour se demander ces choses-là. Peut-être qu’ils ont essayé, peut-être qu’ils ont réussi, peut-être qu’ils ont fini par se dire que c’était plus chouette que ça devienne une chanson, la grève générale. “Grève gé-né-rale, grève gé-né-rale”. On perd moins d’argent, de temps, on gâche moins d’espérances, de projections. Peut-être qu’on gagne même un peu de lien social. Des ami·es. Une balade sympa dans les rues de Paris. Quelques frissons, même, au passage?
Peut-être qu’au fond la grève générale, c’est fait pour flotter au loin, pour que des filles comme moi se posent la question, au fond des cafés.
Mais, je sais pas. Peut-être pas.