Par Alexandre Ruffier
2025 et on ne perd pas les bonnes habitudes ciné : Alexandre, notre rat des cinémathèques, est de retour pour vous parler de sujets légers (néolibéralisme, aliénation capitaliste et sécurité de l’emploi) au travers du film Rien à foutre d’Emmanuel Marre et Julie Lecoustre… Bonne lecture, bon visionnage, et bonne révolution!

Alors qu’Adèle Exarchopoulos brille dans le moins brillant L’amour ouf, en 2021 elle nous offrait ce qui reste à ce jour selon moi sa meilleure prestation, dans un film qui m’obsède encore presque 4 ans après sa sortie. Dans Rien à foutre elle joue Cassandre, une hôtesse de l’air pour une compagnie low cost. Sa tâche principale : pousser un chariot pour vendre au rabais des produits de luxe. Lors de l’embarquement d’un vol, le management profondément infusé en elle lui dicte de surtaxer une passagère car son sac est trop gros. Cette dernière ne peut pas rater son vol, c’est l’anniversaire de son frère. Cassandre est intransigeante, pour des raisons de « sécurité » il est nécessaire de payer un surplus. En 2019 Sandra Lucbert se demandait, à l’issue du procès France Telecom, qui nous mettait collectivement face aux conséquences abject du management moderne, pourquoi “personne ne sort les fusils ?”. Après la mise en place du plan Next dont l’objectif est de faire partir 22 000 personnes, de nouvelles méthodes managériales sont mises en place pour l’occasion. « Je ferais les départs d’une façon ou d’une autre, par la fenêtre ou par la porte » lâche Didier Lombart, PDG du groupe à l’époque. 35 personnes se suicident. Tout comme Sandra Lucbert qui exprimait sa rage et la douleur de son constat dans le titre de son livre, Rien à foutre nous interpelle et nous met à nu face à l’aliénation de l’ultra-libéralisme.
Malgré leurs indéniables réussites, aucune critique sociale boursouflée par le divertissement comme The Big Short ou Glass Onion ne peuvent me marquer comme la proposition de Rien à Foutre. On ne critique pas un système depuis lui-même. Il est nécessaire de rompre avec lui, ses règles, sa représentation. Les deux cinéastes, Emmanuel Marre et Julie Lecoustre, font alors le pari de nous faire ressentir par la chair la souffrance d’une vie néolibérée. Cassandre est partie pour voyager, en une journée elle fait trois villes européennes, mais elle ne fait qu’esquisser les destinations. Comme en finance, seul le flux compte, ici devenue transaction géographique. Au début, tout comme elle, nous croyons encore à cette vie : l’alcool, la fête, les amitiés d’un soir. Les scènes s’enchaînent : aéroport, avion, soirée, aéroport, avion, soirée, mais cela ne suffit rapidement plus. Le film se contracte au rythme de la routine. La mise en esthétique de l’aliénation passe dans Rien à foutre par une mécanique de rétention. Une rétention de plan, de scène, d’émotions… Une rétraction du domaine du sensible qui fait écho à la désagrégation de la vie que Cassandre s’était créée pour survivre. Les mêmes rendez-vous Tinder, les mêmes beuveries, les mêmes discussions ne la font plus vivre. Ils n’apparaissent plus à l’écran, il n’est même plus sûr qu’ils arrivent encore. Mais est-ce que cela changerait quelque chose ?
Plus cet assèchement avance dans la vie de Cassandre plus nous en touchons du doigt l’origine. Lorsqu’elle se fait licencier après avoir voulu réconforter une passagère effrayée par son vol et l’opération qui l’attend à l’atterrissage, on ne nous montre jamais le visage de la personne qui exécute les ordres. Ce n’est plus un rapport d’humain à humain, ceux-ci sont prohibés, interdits, et mènent à la sanction. Il ne reste plus, face à Cassandre, que la machine qui broie pour des raisons de sécurité. Celle que l’on invoque pour refuser un sac trop gros sans supplément, la sécurité de la passagère qui n’occupe pas la bonne place ou celle de l’hôtesse qui paye avec sa propre carte de crédit du vin pour une personne en détresse.
« Une machine machine l’ordre social » dit Lucbert. Elle ne pense pas, exécute ce pour quoi elle est programmée. C’est une question de sécurité de mon emploi si je ne peux pas me comporter en humain avec vous. C’est comme ça qu’on parle, comme ça qu’on pense. « La grammaire d’un monde efface ce qui n’a pas de place dans sa cohérence ». La langue dans Rien à foutre est comme tout le reste : broyée. La machine néolibérale la vide de son sens pour entretenir la confusion et son rapport de domination. Un commandant de cabine : un manager : un commandant de bord : un chef de cabine : une hôtesse : un collaborateur : un passager : un client : un invité… Tout se perd, tout se transforme. Ceux qui n’arrivent pas à suivre ces nouvelles mœurs du travail deviennent has-been face à celles et ceux devenues liquides à la langue Néolibérale, la LCN (lingua Capitalismi Neoliberalis) bâtie selon Lucbert sur la LTR (Lingua Tertii Imperii), la langue du troisième Reich de Klemperer.
Le message est clair, l’humain n’a plus sa place. Même quand on vous dit qu’on vous aime bien c’est qu’on aime bien vos ventes. Et encore, on reproche à Cassandre d’être trop juste avec ses collègues, d’excuser leurs mauvaises ventes avec les turbulences. Le management doit pointer les éléments faibles, même s’ils n’existent pas, sinon c’est lui le faible. Rien à foutre n’est pas qu’un état d’esprit, c’est une obligation, une technique de survie. C’est justement quand ce je-m’en-foutisme craque que Cassandre est réprimandée. Elle qui était devenue fluide dans le monde de l’entreprise, les responsabilités qu’elle obtient avec la promotion qu’elle ne veut pas la solidifient. Elle devient responsable des personnes dans la cabine et ne résiste pas longtemps avant de montrer trop d’empathie.
Loin des artifices grandiloquents de certains de ses congénères, le film de Emmanuel Marre et Julie Lecoustre m’a redonné foi en un cinéma politique puissant et percutant. C’est par la radicalité de quelques choix de mise en scène parfaitement exécutés que le film nous attrape. À la fois objet de jouissance cinématographique et témoignage d’une grande justesse analytique, il offre un constat glaçant à l’époque des grandes remises en question de nos modèles sociaux économiques.