À la frontale 

Par Charlotte Giorgi

Depuis l’annonce de la dissolution ici, c’est le branle-bas de combat. On s’agite, on s’échauffe. On va pas se mentir : c’est un peu la panique générale. Et pour cause : depuis que je suis née, c’est la crise, la galère, le chômage, l’inflation, le changement climatique, les fake news et l’incivilité. Mais depuis que je suis née, aussi, il y a pire.

On m’a élevée dans ce monde où l’on ne se bat pas pour le meilleur mais contre le pire.

Le pire = l’extrême-droite. Ben oui, duh! Logique. 

L’extrême-droite, c’est les nazis. Point. On n’explique pas plus, on ne va pas plus avant. Notre premier contact avec la politique, on nous apprend que c’est d’échapper au pire.

Les gens qui participent au pire sont donc au choix : des imbéciles, ou les gros méchants de l’histoire. On a d’autres chats à fouetter, on va pas commencer à faire dans la subtilité. En tout cas, c’est ce qu’on m’a toujours dit, à moi qui n’ai pas grandi dans un milieu militant, de gauche de surcroît. Les subtilités, j’ai du me les farcir toute seule. Je sentais bien que les questions n’étaient pas les bienvenues. Qu’on n’avait pas le temps d’adopter mon langage, de se mettre à ma hauteur. Il y a des choses qu’on ne discute pas. T’as qu’à lire Marx ou Bourdieu ou Arendt. T’as qu’à lire, en fait. Ou bien écouter les longs podcasts de France Culture qui t’ennuient à mourir. Ou bien lire les tracts des manifs, écrits en tout petit, avec des mots très grands. Je sais pas moi, ce que ça veut dire en fait “néolibéralisme” ou “dé-diabolisation” ou “cisgenre”. 

Bon, il se trouve qu’au final, j’ai été happée par ce milieu-là, à grands renforts de “fake it till you make it” et d’imitations des gestes de mes petits camarades de Sciences Po, où, par la force de l’effort (de la thune que mes parents se sont saignés à mettre dans une prépa hors de prix) je m’étais faufilée. 

J’ai même cru être de droite au début, pour vous dire comme la gauche ne sait pas tellement accueillir – on en paye certainement les monstrueuses conséquences aujourd’hui. Je me suis bien cramponnée à ce que disaient mes tripes, dieu merci, mais si je m’étais pas accrochée aussi fort, personne ne m’aurait récupérée. On m’aurait traitée de débile, ou de grande méchante de l’histoire. 

Sauf que je suis profondément de gauche. 

C’est pas méga compliqué en fait, je suis pas une pro de l’économie keynésienne ou une black bloc endoctrinée : j’ai juste peur. Peur d’un monde où la compétition arbitraire enterrerait définitivement la solidarité inconditionnelle et gratuite. Ce n’est pas quelque chose en quoi je CROIS, c’est quelque chose dont j’ai besoin, dont nous avons besoin. La politique n’est pas une religion, c’est le cadre dans lequel vont pouvoir s’exprimer nos fois. 

Alors je suis parvenue dans les cercles de cette gauche que j’aime tant par les tripes. En dehors de ce qui pulsait dans mon ventre, rien ne m’attirait du tout. Qui pourrait avoir envie d’être méprisé·e, de se sentir idiot·e, d’avoir la mauvaise culture, les mauvais mots, d’aimer les mauvaises choses (ce qui brille, les mecs toxiques et les nuggets)?

La pensée de gauche, les idées, les valeurs qui donneraient un sens à ce truc que je sentais dans mon ventre, cette rage, cet élan, je les ai découvertes toute seule, à la frontale. On a fondé notre média, Motus, sur ce constat. On voulait éclairer un peu mieux la voirie pour les suivants. Les écolos qu’ont grandi dans le béton, les cathos qui sont lesbiennes, les gens qu’on verra jamais sur une ZAD mais qui ont un besoin viscéral de communauté, de tisser des liens, de s’entraider. Celles et ceux qui se donnent de la force en refaisant leur couleur chez le coiffeur, qui rêvent de se marier dans une robe blanche mais qui ne défendront jamais leurs potes agresseurs, les gens qui regardent TF1 et boivent du coca, qui trouvent la laïcité très cool mais qui n’hésiteront pas à héberger des femmes migrantes voilées. Celles et ceux à qui on a toujours dit de ne pas tomber dans les extrêmes, qui se foutent de politique comme de leur première chemise, mais qui cultivent les jardins partagés de leur ville et gardent les enfants des voisins. 

Photo de Isaac Davis sur Unsplash

On est des gens pleins de paradoxes, en détresse ou en quête de mieux et d’espoir (ça dépend des jours), et la gauche traditionnelle nous a méprisés pendant (trop) longtemps, nous et nos contradictions. Nos maladresses, nos lenteurs, nos certitudes traditionnelles, nos bons sens un peu tradi et nos goûts bien populaires. 

Depuis des années, on est là. Sur le terrain malgré tout. On rattrape les conneries des militants un peu trop bourges, les mensonges des politiques un peu trop politiques, les manquements des solidarités hypocrites. On est là, pour nos amis, nos proches, les voisins, les gens qu’en ont besoin. On essaie au mieux, on ne prétend pas grand chose.

Et puis, un jour de juin 2024, on s’entend dire qu “on a raté”. “On a pas parlé à tout le monde”. “On est dans un entre-soi”. “On est que des bobos des villes”. 

Comme d’hab, on la ferme. On se concentre sur les campagnes. On essaie de convaincre et de parler à ceux qui nous haïssent. De rattraper les bourdes des autres auprès de ceux qui nous veulent morts. On se mobilise, on se fait traiter de fachos de totalitaires de sectaires, on se fait menacer de viol et de mort. Et on se dit : “putain, mais nous aussi, on est assailli·es. Nous, autant qu’eux, on est menacés par l’époque. Rongés par le temps, grignotés par la société.” 

Mais on s’assoit dessus et on avance, sans sourciller. Pas parce qu’on est sûr·es que ça va marcher, mais parce que c’est ça, la dignité.

La gauche c’est nous. Pas plus pas moins que les mondains endimanchés, les gens qui crient dans les mégaphones ou ceux qui vous font la leçon de morale dans des médias intellos. Nous aussi, on est la gauche, et on leur demandera sincèrement de nous laisser la place quand tout ce tintouin nous aura encore rétréci l’espace de respiration. Parce qu’on est mille fois plus efficaces et qu’on va pas tenir longtemps le cul entre les chaises. Marre de faire les choses à la frontale, disons-le frontalement. 

Chers amis, chers proches, chers gens pour qui j’ai toujours été la relou avec qui il fallait pas commencer à débattre à table. J’ai horriblement besoin de vous parler. Moi. Pas mon camp, ma secte, mon clan. Pas pour donner des leçons, parce que j’en ai encore plein à recevoir, mais parce que j’ai peur qu’on ne puisse plus jamais faire ça : se parler. J’ai peur, avant peut-être que c’était des formules, des trucs qui objectivement auraient du me faire peur. Mais là c’est vraiment là.

J’ai peur de ce que mes ami·es arabes et musulman·es doivent expliquer à leurs enfants : ce monde qui les suspecte par essence, et ce pour quoi ils ne peuvent émettre une plainte sans être traités comme des animaux sanguinaires, des communautarismes dangereux, des terroristes en devenir, sans libre-arbitre, sans parole et sans avis. 

J’ai peur de ce que les associations qui sont déjà à la peine vont devoir subir. Elles signent un appel à l’aide face à ce danger du RN que chacun·e relativise à l’envi : Médecins du Monde, le Secours Catholique, le Planning Familial. Elles sont là, tous les jours sur le terrain, payées des cacahuètes ou rien du tout, pour tenter de réparer les gens que ce monde abîme. Et demain, elles n’auront plus les moyens de le faire, et devront regarder les édifices fragiles de nos solidarités qui ont tenu jusque-là, s’effondrer sous nos yeux. 

J’ai peur pour mes ami·es qui s’aiment, ou qui détestent leur genre, ou qui veulent avorter, j’ai peur pour la liberté de faire nos choix pour nous-mêmes, de décider de nous marier ou d’avoir des enfants, ou de faire l’amour, ou de ce qu’on ne décide pas : tomber amoureux. Les personnes LGBT+, qui, de par leur simple existence, sont accusées d’endoctriner, de manipuler, de propager leur maladie contagieuse. 

J’ai peur pour mes camarades qui protègent assidument les cours d’eau, les terres et les élans qui nous nourrissent, celles et ceux qui se sont fait arracher la mâchoire, ou briser les jambes parce qu’ils ont exercé leur citoyenneté autrement que par le vote, en mettant leurs corps et leur âme en travers du chemin des pelleteuses et bulldozers qui redessinent un monde aseptisé, consensuel, où tout est déjà décidé pour nous. J’ai peur pour nos réunions publiques, nos invectives politiques, nos collectifs déjà fatigués et moralement éprouvés par une répression terrible dont personne ne semble s’affoler à part nous (et l’ONU, la Ligue des Droits de l’Homme et l’Union Européenne). 

J’ai peur des conditions dans lesquelles mon temps va être optimisé, traqué, fliqué pour produire plus et dans les clous, au lieu de le passer à faire ces choses gratuites dont nous manquons tant : prendre soin de nos vieux, être à l’écoute des enfants qui grandissent, réapprendre la rêverie et l’imagination. 

J’ai peur pour nos capacités collectives à nous retrouver, nous organiser, et nous protéger mutuellement. J’ai peur pour ce que le monde nous envie et que nous sommes en train d’abandonner, la sécurité sociale, nos droits au logement, à la dignité de la vie. J’ai terriblement peur qu’on abandonne notre foi et notre courage à des menteurs, qui prétendent que rien ne peut être mieux que ce que sommes déjà alors que nous rapetissons tout sur notre passage.

J’ai peur de devoir quitter la pièce où je vis parce que la vie est trop chère mais qu’au lieu d’augmenter les salaires et de rééquilibrer la balance, on a préféré trouver des boucs émissaires et généraliser à la politique des peurs et des raisonnements brutaux et épidermiques.

J’ai peur de ce qu’ils ont déjà gagné, en colonisant les radios, les télés, et maintenant en voulant privatiser l’audiovisuel public, le laissant à la merci des milliardaires ouvertement fascistes. J’ai peur de tous les arguments que nous devons lister, face à leurs beuglements matin midi et soir, qui ne reposent sur rien d’autre que la répétition et la projection grandeur nature de leurs ressentis égoïstes, alliés à une classe bourgeoise qui panique et se rue dans la mauvaise foi et la dangerosité pour se préserver. Oui, c’est assez clair maintenant : ils préfèrent toujours préserver ce qu’ils ont plutôt que de protéger ce que nous sommes. Comment s’émanciper et reprendre la main ne serait-ce que sur ce que nous pensons face à une force de frappe pareille? 

J’ai peur mais ce n’est pas tout. J’ai aussi envie. J’ai aussi ce désir, au fond du ventre, qui ne se résigne pas à étouffer. Je veux vivre, nous voulons vivre. Vivre cette putain de vie dans toute son amplitude, ses questionnements et ses paradoxes. Vivre en apprenant en cours de chemin, en ajustant, en pardonnant, en essayant. C’est la possibilité même de vivre, qui est compromise, par le fascisme nouveau (je sais, les grands mots tout de suite mais nous en sommes là), qui nous vide de nos forces et de nos résistances. 

Les ami·es, je suis sûre qu’il est là aussi chez vous. Ce désir de vivre, vraiment. Cette envie de croire, que oui, on peut exister dans toute cette amplitude. J’ai peur, mais jamais de ça. Avoir peur de la vie, c’est la pire chose qui peut nous arriver. Il nous suffit de continuer à vouloir vivre. Ça n’est pas si compliqué, et très essentiel.  

Face à ça, les circonvolutions, les tortillements du cul, les hésitations et les renfrognements face à Mélenchon, Hollande ou je ne sais quel autre truc, ne sont pas juste dérisoires. C’est hors sujet. 

Nous avons mieux à faire que de trier, de juger, de délimiter, d’exploiter, de réduire, d’exclure, de suspecter, de dénigrer, de recadrer, d’injurier, de mépriser, de détruire. 

Nous avons des vies à vivre. 

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