Peut-on encore rêver à l’européenne? – Turbulences #6

Par Laura Wolkowicz

Photo de Son Tung Tran sur Pexels

Comme je vous le racontais dans ma Turbulence #4 – Un monde à facettes, mon déménagement à Madrid m’a permis de rencontrer et d’échanger avec de nombreuses personnes venant des quatre coins du monde. Espagne oblige, j’y ai notamment rencontré beaucoup de « latino.as » – mais pas que. Ces personnes ont pour la plupart décidé de quitter leur pays, souvent rongé par des crises politiques et économiques, pour l’Europe, en quête d’une meilleure vie. Ce qui m’a amené à me demander s’il n’existerait pas un « Rêve Européen« … à l’image de l' »American Dream« .

J’ai donc entamé des recherches pour mieux cerner le sujet. Au-delà de la veille que j’ai faite, j’ai également  préparé un questionnaire que j’ai partagé autour de moi et ai abordé le sujet avec mon entourage, interrogeant mes ami.es latino.as, venant d’Iran, du Maroc, du Bénin, des Etats-Unis etc.

Et banco, iels sont unanimes, dans leurs pays respectifs, iels ont grandi avec une idée utopique de l’Europe (par Europe, je désigne plutôt une région englobant principalement l’Union Européenne) comme un continent offrant une vie démocratique confortable avec un État Providence qui soutient et accompagne ses citoyen.nes dans leur vie et leur développement (accès à l’éducation, assurances santé, chômage, retraites). Mon ami argentin Agustín me confie d’ailleurs que pour lui l’Europe, c’est le symbole du « bien-être, de la justice sociale… [et un continent où l’on] travaille pour vivre au lieu de vivre pour travailler ».

En épluchant internet j’ai même découvert que Jérémy Rifkin, grand économiste américain, a publié un livre en 2004 à ce sujet : « Le rêve européen ou comment l’Europe se substitue peu à peu à l’Amérique dans notre imaginaire ». Ce qui confirme mon intuition du remplacement de l’American Dream par ce « rêve européen ». Confirmée également par mes ami.es américain.es qui ont fui les États-Unis, fatigué.es de « l’inflation, de la violence des armes, de l’absence de l’assurance santé universelle et du sectarisme » pour citer les mots d’une d’entre elles. C’est vrai qu’un pays gangrené par l’insécurité, par une politique peu convaincante, par des fusillades civiles constantes, où tu dois t’endetter sur des dizaines d’années dès que tu as un pépin de santé et lâcher des milliers de dollars pour te loger, ça ne fait plus vraiment rêver… Les chiffres du sondage mondial mené par Gallup en 2023 ne trompent pas, le désir d’immigration dans le monde n’a jamais été au plus haut et celui d’émigrer aux États-Unis n’a jamais été au plus bas.

Mais pourquoi aujourd’hui, à travers les continents, les gens rêvent-ils de la vie à l’européenne ? Vous n’avez pas une petite idée comme ça…? Hmmm… La colonisation par exemple ? Ce n’est pas comme si cela faisait des siècles que l’Europe tentait de diffuser voire même d’imposer son modèle culturel au reste du monde. Ce n’est pas comme si elle avait envahi des territoires étrangers et les avait annexés à sa gouvernance tout en pillant leurs ressources et rabaissant les populations locales. Ce n’est pas comme si aujourd’hui elle avait l’ascendant dans les instances internationales et qu’elle s’immisçait dans les troubles politiques d’autres pays, influant sur les pouvoirs en place pour faire valoir son modèle et ses valeurs.

En dehors de l' »occidentalisation » du monde provoquée par la colonisation, cela a également déclenché des flux migratoires entre les colonies et les territoires colons créant des familles multiculturelles hybridées entre la culture coloniale et celle autochtone. À l’image de mon ami argentin Agustín dont les grands-parents sont originaires d’Italie et qui, à 30 ans, fatigué d’une vie sans lendemain en Argentine, a traversé l’Atlantique pour reconnecter avec ses racines. Mais je pense aussi à toustes les Français.es dont l’histoire familiale commence en Algérie, au Maroc, en Tunisie, au Sénégal, en Côte d’Ivoire etc.

Les causes de l’immigration sont multiples, entre les réfugié.es, la fuite des cerveaux, le rapprochement familial, la quête d’une meilleure vie, la recherche de soi, les rêves etc. Chaque histoire est unique. Elle peut se terminer dans les camps de la colline du crack, au fond de la Méditerranée, tout comme dans les bureaux de la Silicon Valley. L’immigration a plusieurs visages, plusieurs motifs, plusieurs générations mais elle se conjugue souvent à la précarité. Une étude sur l’immigration menée par l’Insee publiée en Mars 2023, révèle que le niveau de vie moyen des immigré.es est inférieur de 22% à celui du reste de la population et qu’iels sont plus nombreux.ses à vivre sous le seuil de pauvreté.

Discrimination, violence, démarches administratives compliquées, non-valorisation de leurs diplômes, les immigré.es font face à de nombreuses barrières sur le chemin de leur eden tant rêvé. D’autant plus dans un contexte d’une opposition à l’immigration grandissante.

En effet, au moment où j’écris ces lignes, paradoxalement, la montée de l’extrême droite et du fascisme bat son plein en Europe. Un à un, les pays de l’Union Européenne tombent sous la coupe des nationalistes. En France, après un score record du Rassemblement National aux Européennes, après plus de 20 ans de résistance (cf élections 2002), la perspective d’un gouvernement radical de droite semble plus que jamais plausible. J’ai à peine eu le temps de prendre conscience de l’existence d’un rêve européen, que s’annonce déjà sa déchéance… 

Saviez-vous que la même étude de l’Insee dont je vous parlais plus haut, a révélé qu’en France, un tiers des Français.es ont un lien avec l’immigration sur trois générations ? Et si on remonte encore plus haut dans la généalogie, ce pourcentage ne fait qu’augmenter. Il suffit de regarder dans votre entourage, à part vos nuggets, vous en voyez beaucoup vous des 100% gaulois.es ? Et pourtant, malgré cette multiculturalité, il y a un racisme rampant et systémique en France. Une amie binationale ayant grandi au Maroc dans le système éducationnel français, d’une mère française et d’un père marocain, m’a confié sa difficile intégration lors de son arrivée en France pour ses études. Alors même qu’elle avait déjà les codes culturels et reçu une éducation similaire à ses camarades de classe, elle s’est sentie infériorisée du fait de son origine “d’un pays plus défavorisé”. Elle s’est confrontée à cet esprit nationaliste et colonialiste résiduel qui fait croire que « parce qu’iels vivent dans un pays développé, leur manière de faire est forcément la meilleure et que celleux qui ne vivent pas comme elleux sont dans l’erreur ». Je parle ici de la France, mais mes ami.es latino.as ont eu également des expériences similaires en Espagne où on a critiqué leur façon de parler l’espagnol par exemple.

Ce ne sont que des expériences parmi tant d’autres qui ne peuvent pas servir de généralité, mais la montée du mouvement nationaliste ne fait que vérifier cette tendance raciste en France et en Europe.

Ce qui est tout de même paradoxal car « le mal » contre lequel se battent ces partis, n’est au final que la résultante de la politique nationaliste et colonialiste qu’ils prônent.

Cette immigration qu’ils condamnent, moi je l’encense. Je m’enivre de cette diversité culturelle dans laquelle je baigne. Je me sens riche de ma propre hybridation et je m’enrichis de celle des autres pour faire germer l’espoir d’un avenir mondial où différences culturelles ne rimera pas avec relations conflictuelles.

Alors si vous aussi vous croyez en la richesse de la diversité culturelle, rendez-vous dans les bureaux de vote les 30 juin et 7 juillet prochains pour faire front (populaire) face à la menace du Rassemblement National.

Si comme moi, tu ne peux pas t’y rendre, donne ta procuration à un.e proche en un clic sur https://www.maprocuration.gouv.fr/

Si le sujet t’intéresse, je t’invite à regarder les statistiques de la commission européenne sur les migrations en Europe pour voir l’état factuel de la situation et non celui diffusé par les médias et les politiques.

On vous partage aussi cette enquête édifiante sur les conséquences du racisme en France : https://www.seuil.com/ouvrage/la-france-tu-l-aimes-mais-tu-la-quittes-collectif/9782021523898

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Turbulences, ce sont les chroniques d’une femme cis blanche “privilégiée” hypersensible qui décide de s’emparer et de décortiquer les turbulences sociétales et personnelles qui la bousculent. Un petit plongeon dans l’œil de la tempête pour un grand bain de prises de tête.

C’était ma dernière chronique de cette saison de Motus. Je vous souhaite à toustes un très bel été malgré tout et on se retrouve à la rentrée !

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