Je t’emmène au fond de nos culottes, là où s’étale une tâche rouge qui signe encore une victoire du patriarcat. La guerre n’est pas finie. Au travail contre la précarité menstruelle, contre la honte absurde et la pudeur injustifiée, pour qui a ses règles et qui a mal toutes les trois semaines. Arrêtons donc de nous excuser.
La semaine dernière en écrivant, je me tenais le ventre, sciée en deux, agripée aux accoudoirs du fauteuil, mâchoire serrée à m’en péter les dents, cramponnée à l’ordinateur pour ne pas perdre du temps. À m’user les yeux et le cerveau alors qu’au-dedans, une marée rouge a fait disjoncter les systèmes informatiques.
C’est une douleur aigue, intense, une douleur comme un enfant au milieu d’un supermarché : qui crie si fort qu’on entend qu’elle. On ne peut pas réfléchir avec un cri pareil, ça transperce, ça divise, ça exténue jusqu’à la capitulation. Avec la grippe ou la gastro, probablement, j’aurais eu le droit de déposer les armes. Mais c’est autre chose. Tu vas comprendre.
Je suis des milliards, à écouter ce cri qui déchire nos entrailles, tous les 28 jours. Ça fait beaucoup de monde, et peu de repos entre les assauts. On pourrait dire que ça pèse lourd, tous ces jours de douleur, tous ces gens à souffrir. Bizarrement, c’est tout l’inverse. Le nombre et la régularité dilue la peine dans un grand verre d’eau, dans un grand verre d’indifférence, dans un grand verre de rien du tout.
Les ragnanas. Les menstrues, les trucmuches, les chutes du Niagara, la mer rouge, la semaine ketchup.
Les règles, c’est comme Voldemort, on dit pas leur nom. On sait jamais, ça serait pas un coup à se faire avoir par une malédiction, ça ? il va se mettre à pleuvoir du sang ou bien on va toustes devenir stériles ou bien la fin des haricots va nous tomber sur le ciel le ciel nous tomber sur la tête.
Le sang des femmes, c’est maudit. Il y a deux espèces sur Terre seulement qui subissent ça au rythme de la Lune : une sorte de baleine, et puis les êtres humains. Deux chances sur combien ?
Vous voyez bien, ça part mal. On est maudit.es.
Depuis l’Antiquité, depuis les Grecs les Romains le reste, depuis avant même et encore pendant l’après, à l’époque où les hommes ont commencé à vouloir tout diriger, ils se sont confrontés à ce truc au fond de nos culottes, auquel ils ne trouvaient pas d’explication. D’abord c’est une punition divine, le signe (bien tombé) de l’impureté des femelles, de leur déchéance qui chaque mois laisse une traînée rougeâtre pour les marquer du sceau de l’indignité. Ensuite, c’est le gong des héritages, le signal de la maternité qui arrive, c’est le début des dynasties que nos ventres se montrent prêts à accueillir, à pondre, à élever, dociles, marqués. Il parait qu’au 17e, lors des semaines d’aménorrhées, les docteurs (ces hommes qui connaissent si bien les utérus), recommandaient de se coller des sangsues sur le vagin, pour produire le sang qui ne venait plus. Au risque de n’être plus « femme ». En même temps, il est interdit pour la créature menstruée de cuisiner quoi que ce soit pendant les « mauvais jours ». Au risque de contaminer ceux qui ne le sont pas.
Ça contamine les malédictions, ça empoisonne. Double histoire, double peine. Finalement, ça reste de la sorcellerie. Chaque mois ça saigne et ça ne meurt pas, c’est touché mais ça ne coule pas, chaque mois le corps travaille à se désagréger pour reconstruire, chaque mois l’éternel recommencement se joue dans l’utérus, la vie se manifeste plus clairement par ce qu’elle a de si caractéristique : éteindre et rallumer, cycliquement, cyniquement. Les batailles se jouent là où les hommes ne sont pas. Ils nous le feront payer.
Enfant, on m’a parlé de notre malédiction. Éloignée des hommes, de ceux qui connaissent tout mais ne veulent pas savoir bien sûr, parce que c’est dégoûtant, parce que c’est sale et ça pue. Alors ma mère, ma grand-mère, mes ami.es, m’ont prise à part pour m’expliquer, en chuchotant, en susurrant, que bientôt, ça me tomberait dessus. J’en ai pour 40 ans ferme. On me dit tout ce qu’il fallait savoir, on alimente mon imagination débridée qui s’est immédiatement figurée héroïne ensanglantée, résiliente malgré la blessure, conquérante à la vie dure. Puis on a cessé d’en parler. Il y a un kit de « règles pour les nulles », un paquet de choses à savoir, mais ce n’est pas sans fond, ce n’est pas sans fin. Quand on a fini d’en parler, on se tait à jamais. On te laisse te démerder, parce qu’à partir de là, ça ne concerne que toi paraît-il, même si tout le monde compte s’en mêler.
Tu regardes ta mère gober des spasfons en cachette, sous la table. Tu lui demandes pourquoi. Elle te répond avec des clins d’œil, des bouches tordues, des moues qui veulent dire « celui dont on ne doit pas prononcer le nom ». À la télé, les règles sont bleues, les femmes sont fortes, elles font du tennis, de la boxe, des soirées sur des talons aiguilles.
Le mythe s’installe, tranquillement, simplement, dans le non-dit qui lui laisse la place sans sourciller. Toi tu deviens grande, tu le vois bien, ton corps fait des vagues qu’il ne faisait pas avant. Tu attends ton heure. Impatiente. Curieuse de savoir enfin, ce qu’ils ne savent pas, ce qu’elles ne disent pas. Tu cherches les traces de l’adulte au fond de ton pantalon. Rien, rien, encore rien. Naïve, encore pour quelques heures.
Tu es jeune et ton ventre murmure plus qu’autre chose, mais tu es fascinée par ce qu’il raconte. Au milieu de la société sourde et muette, ton corps parle et pour la première fois, tu l’entends. Tu es médium : tu sais prédire ce qu’il va arriver, et cette histoire est fascinante.
Bingo. Ça y est, tu le savais bien. Personne ne t’accompagne dans les toilettes, personne ne te tient la main, pendant que tu t’enfonces ce tampon pesticidé, pendant que tu t’échignes à comprendre comment ça marche, pendant que tu serres les cuisses, délicate malheureuse, qui tient tant à être « femme ». Il y a une notice, comme pour monter un meuble Ikea, mais comme pour les meubles Ikea, ça ne t’aide pas. Plus tard, t’inquiètes, tu arrêteras ces histoires de tampons qui ne te conviennent pas. Tu passeras du temps à chercher, à revenir sur tes pas pour faire les choses bien, consciencieusement. Pour l’heure, tu dois aller à la piscine, et tu es terrorisée par la petite ficelle qui pend entre tes jambes, par la tâche que tu es persuadée d’avoir sur les fesses, par ce maudit truc dans ton ventre que tu n’es pas sûr d’avoir bien mis. Et s’il y a une fuite et si on devine et si j’oublie de l’enlever et si et si et si ?
La honte quand tu as oublié de mettre une « recharge dans ton sac », la honte de demander à une amie, discrètement à l’oreille, si elle a pas « un truc à te passer ». La contrebande sous la table, bien cachée. La honte d’avoir mal au ventre, la honte parce que tu ne veux pas faire de galipettes devant la classe en EPS, parce que tu as besoin d’aller aux toilettes longtemps, une éternité, toutes les cinq secondes, la honte et du coup on t’a donnée un petit boitier où ranger les « trucs », pour pas qu’on les voit dans la poche de ton cartable. La honte au supermarché, la honte d’avoir l’impression de mourir de stress, de tristesse, défigurée par ta peau qui s’agace, affamée par le cycle qui reprend. La honte d’avoir tâché les draps, la honte de n’avoir pas faim sans pouvoir le dire. Je suis indisposée. C’est un jocker, et quand tu oses le sortir, même celui-là, il ne te protège pas de tout. Une bagatelle, les règles, tout le monde passe par là, a dit le monsieur.
Sauvée par le gong de la pilule, bientôt tout cela n’est plus qu’un mauvais souvenir. Au moins avec ce machin tu ne sens plus rien. Ton corps est inerte, grande poupée de cire qui saigne sans bruit.
Puis vient la révolte, tu arrêtes les pastilles, des années plus tard. La douleur revient comme un boomerang, pour se venger de toi qui l’a tue. Pour la première fois, un matin, tu t’allonges, incapable, impuissante, plaquée au sol par le feu qui ravage ton intérieur. Tu salives, tu vomis, tu contractes. Tu pestes. Tu pestes parce qu’au travail tu dois te taire. Tu pestes parce qu’au repas de famille, tu dois te taire. Tu pestes parce que le seul moment où tu ouvres la bouche c’est pour dire : non, on ne peut pas ce soir. Tu dois accueillir la déception. Penser « on pourrait quand même ». Mais quelle idée. Il ne veut pas, il ne peut pas se souiller. Bon alors, c’est dit. Maintenant on peut passer à autre chose. Se lever, cuisiner, ranger, travailler, jardiner, lire. Tu ne dis rien parce qu’autour de toi on n’en parle pas, sauf pour rire de toi, pour te ratatiner, pour te diminuer quand elle dit n’importe quoi, elle doit avoir ses règles. Une bogue de châtaigne te lamine le bide, mais tu dois te taire. Pour pas effrayer, pour pas faire peur. La peur des tâches, la peur des mots, la peur du sang qui signe l’échec de ton ventre reproducteur chaque mois qui passe, la peur qui affirme le passé porté par les sorcières d’avant toi, et qui ruisselle encore sur ton époque.
La peur qui ruisselle mais qui t’épargnes, oh si tu savais. La peur qui laisse mourir les autres dans la montagne – elles ne peuvent dormir au village quand leur sang coule – la peur des fins de mois de celles, de plus en plus nombreuses, qui ne peuvent se permettre de vider le portefeuille dans les poches de ceux qui s’enrichissent sur la santé des réglées.
La peur des excommuniées, des exilées, des maudites, des souffrantes.
Dans les pubs les femmes ressemblent à des hommes, dans les pubs elles courent sautent frappent. Mais je veux pas, moi, je veux pas galoper tous les 28 jours, tous les 28 jours moi je tombe, je m’écroule, je me liquéfie, ensanglantée en sanglots. J’en ai marre de travailler parce que les autres ont peur de toi qui coule, parce qu’ils ont peur de la puissance inexpliquée que nos corps soutiennent en serrant les dents, parce qu’ils taisent ce qu’ils ne comprennent pas, ce qui ne leur appartient pas, ce que l’on supporte qu’ils ne supportent pas.
À table, j’ai mes règles, en cours j’ai mes règles, dehors j’ai mes règles, à chaque nouvelle lune, on a nos règles. J’ai mal au bide et j’ai envie de me reposer. Je suis à cran et j’ai besoin de tout arrêter. Parce que j’ai mes règles, ouais tu sais, les Anglais qui débarquent, tous ces trucs-là. Oui c’est banal, oui c’est normal, non c’est pas sale, j’ai quand même mal. Chaque mois je me tortille dans mon lit, la bouillotte sous les reins.
J’ai mes règles. Et c’est une raison valide pour t’envoyer balader, toi et tes rêves de me voir te ressembler.
J’en ai rien à foutre d’être une guerrière, je veux rester sorcière.
Hommes = dans ce texte, hommes cisgenres, bien sûr.