Après les ravages de l’amour, ce que l’on cherche à plaquer sous cette dénomination à laquelle on s’accroche, après les tumultes de ce qui se passe avec les patrons, avec les salarié·es, après ce qu’il se passe avec les autres de manière globale, dans un monde où on ne les rencontre presque plus : après tout ça, l’amitié ressemble un peu au fait de rentrer chez soi et de se démaquiller après une longue journée.
L’amitié.
L’amitié oubliée, impensée, salvatrice.
On pense souvent qu’il n’y a rien à dire sur l’amitié, tout comme on pense que le bonheur est ennuyeux. S’il n’y a rien à combattre, à chasser, s’il n’y a pas entre la vie et la mort un affrontement hideux mais captivant, alors c’est qu’il faut passer son chemin, s’écarter. Fuir le lisse. Mais l’amitié est comme une mer d’huile : calme sans qu’on puisse dire qu’elle est lisse. Elle est pleine de rebonds et de suspensions, de pirouettes qui accomplissent l’exploit d’exister sans en faire des caisses. Les autres sujets prennent toute la place, l’amitié, elle, agile, se glisse là où elle peut, prend la forme parfaite de ce qu’il y a à combler et en même temps elle infiltre ce qui bat son plein à côté, elle colore en silence les dynamiques qui la traversent sans la regarder, ce qu’il se passe hors de son champ.
On pense souvent que l’amitié nous pend au nez comme l’inéluctable, qu’elle est le fait du hasard et la résultante d’une circonstance. C’est une aubaine dont on se satisfait, une plante grasse que l’on n’arrose jamais parce qu’on l’imagine résolue à ne pas mourir, quelque chose d’un bonus dont on imagine parfois pouvoir se passer.
On oublie toujours à quel point il est heureux de se vautrer dans ces liens pour lesquels il n’y a personne à séduire, persuader, contrôler ou respecter outre mesure. On est heureux, quand on ne doit pas convaincre qu’il faut s’aimer, ni se convaincre soi-même qu’il est possible que l’on s’aime. Ces relations jaillissent tout d’un coup de la spontanéité, comme l’eau d’une fontaine, elles nous aspergent et font de nous des imbéciles heureux, qui sont trop imbéciles ou trop heureux pour en prendre conscience. Elles s’inventent au fil du quotidien morne, elles se faufilent à travers les joues grises et les fendent pour des sourires qui durent dans les souvenirs, des souvenirs jaunes comme le soleil.
Hier au soir j’ai revu mes amies. Toujours j’oublie, puis je me rappelle pour l’oublier de nouveau, comme il est facile d’exister, auréolée de leurs regards qui veulent le bien et le bien tout court, qui ne définissent pas ce bien, qui ne définissent pas le mal, qui me laissent avoir mes propres contours. « Il suffit ». Il suffit de manger. Il suffit de rire. Il suffit même la mauvaise humeur ou les retards. Les mois qui séparent et les messages qui engluent. La dynamite et l’apathie.
Tout est bon pour faire fonctionner la machine. Le carburant se trouve partout. Il n’est pas cher. Il se trouve bien.
Ce qu’il faut, c’est le partage. C’est assez sain, quand on y pense. Nous, les atomisés. Les réduits à n’être plus rien d’humain, rogné·es, à faire nos vies en méprisant les liens et d’autant plus lorsqu’ils sont sincères. On prend peur à ne plus se côtoyer, on prend peur de nous. On réserve la solidarité aux tendres, à ce qui ont le temps, ceux qui ont les utopies bien accrochées.
On ne pense jamais à l’amitié comme à ce fil si distendu qui nous tient encore les uns aux autres, qui nous rappelle sans cesse à la société qui s’écoute avant de se parler, qui nous oblige à considérer ce qu’il y a après et avant nos journées, les autres, la vie.