Pas le temps

Par Charlotte Heyner

Illustration d’Anastasia Renauld (@_nas_studio_)

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Elles sont colorées derrière la vitre du frigidaire qui ronronne. Plein de petites barquettes en carton, décorées de photos qui promettent des plats appétissants près en trois minutes au micro-ondes ! et moi j’en ai un de micro-ondes et trois minutes ça me semble une sacrée économie de temps et même si je sais au fond que c’est pas super et que ça ne va pas être formidable et que je ferai mieux de me cuisiner quelque chose moi-même, je ne peux pas m’empêcher de les examiner et d’être tentée. Quand je faisais mes courses avant, je faisais attention au prix, à la provenance, et à ce que mes achats soient un minimum éco responsables. Maintenant, j’ai ajouté un nouveau critère : le temps de préparation. Que le plat en question me demande le minimum de temps nécessaire pour un résultat satisfaisant.

Depuis début septembre, j’ai commencé un stage qui me plaît beaucoup, dans un domaine qui m’intéresse depuis longtemps, avec une équipe sympathique qui me confie des tâches variées et chouettes, sans me mettre la pression. Bref, tout va pour le mieux.

Mais en plus d’explorer les différentes missions que j’ai à assurer, j’ai aussi découvert le rythme de travail d’un.e salarié.e. Les 35 heures, le métro à l’heure de pointe et les soirées qui défilent à toute vitesse, en mode TGV vers la journée prochaine.

J’ai l’impression de m’être fait voler mon temps. Je le remarque sans cesse, qui me fait des pieds de nez, quand je dois renoncer à des choses que j’apprécie, quand je vois les minutes passer trop vite et que je dois marcher très vite pour ne pas être en retard, quand je ne les vois pas passer, trop occupée à faire le ménage, la cuisine, préparer ma journée du lendemain ou répondre à des mails. Quand les choses semblent prendre un malin plaisir à me grappiller des minutes :

Le métro – ralenti, régulation de trafic

La page internet qui charge lentement parce que la connexion est déplorable chez moi et l’ordinateur qui s’allume lentement – lui n’a pas d’excuse

Faire la queue aux caisses du supermarché parce que je fais mes courses en rentrant du travail, en même temps que tous les autres qui, eux aussi, rentrent du travail et soupirent

Le sans contact de la carte bancaire qui ne fonctionne qu’une fois sur deux et me force à recommencer le paiement en m’excusant platement à l’intention du client qui patiente derrière moi et rouspète intérieurement en fronçant ses sourcils broussailleux.

Mon rapport au temps est devenu à la fois plus tangible et plus fuyant, à mesure que les pages de mon agenda se noircissent de choses à faire et à penser, réduisant le reste à une gymnastique mécanique et répétitive.

Éteindre l’ordinateur, se dépêcher de rentrer – ou de filer vers sa prochaine activité,

Dîner, se coucher, se réveiller,

Aller au travail et maudire les passants qui marchent lentement et que les trottoirs trop étroits empêchent de dépasser,

Allumer l’ordinateur qui rame et la bouilloire qui ronronne,

Et rebelote.

Les chiffres varient mais impressionnent toujours : si on cumule le temps de travail d’une vie entière, on obtient en moyenne plus d’une dizaine d’années, un peu plus de 20% de notre vie éveillée estimait Franceinfo en 2020. Selon un rapport de l’INSEE paru en février 2020, la durée de travail hebdomadaire moyenne de salariés à temps complet atteint les 39,1 heures. 

Pour moi, ce n’est pas bien grave. Ça dure six mois, j’ai des horaires bien délimités, c’est un job qui me plaît, m’enthousiasme et cette énergie me donne la force de continuer à courir après les journées. Mais pour tous ceux qui n’ont pas ce privilège ? Tout ceux pour qui cela représente plus que quelques mois ? Ceux qui ramènent du travail à la maison, ceux qui doivent cumuler plusieurs emplois, ceux, et celles surtout, qui enchaînent avec les tâches domestiques et les devoirs des enfants ?

Tous ceux dont le travail vole la vie semaine après semaine, sans autre perspective de changement que le burn-out au bout du chemin d’épuisement sur lequel ils doivent cavaler ?

Et si certains soirs, je n’ai pas l’énergie de préparer un repas, comment font-ils, tous ceux-là ? Comment trouver l’énergie pour penser, pour s’informer quand il faut déjà la mobiliser pour s’occuper de soi ? Quand est-ce qu’on en aura le temps d’être davantage qu’un corps qu’on nourrit et qu’on repose ?

Sources : 

Julien Nguyen Dong, “Travaille-t-on vraiment seulement 15% de notre vie comme l’affirme le fondateur de l’Institut Sapiens ?” Franceinfo, 11/01/2020 https://www.francetvinfo.fr/economie/emploi/carriere/vie-professionnelle/sante-au-travail/travaille-t-on-vraiment-seulement-15-de-notre-vie-comme-l-affirme-le-fondateur-de-l-institut-sapiens_3775761.html

“Durée et organisation du temps de travail”, Rapport de l’INSEE, paru le 02/07/2020, https://www.insee.fr/fr/statistiques/4501612?sommaire=4504425

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