Cultiver nos parentés

Des interstices – 03. Cultiver nos parentés

Par Alyss Haller

Photo de Sangharsh Lohakare sur Unsplash

« Dans la famille lambda, je voudrais la fille. »

Je ne me suis jamais vraiment reconnue dans le modèle de la famille traditionnelle. Pourtant, j’ai eu la chance de grandir au milieu d’un papa et d’une maman aimants, unis par les liens du mariage, d’un petit frère, de divers chats et chiens (et même de deux hamsters prétendument mâles dont l’un a fini enceint d’une portée), dans une maison avec un jardin : l’image par excellence de la famille occidentale, le parangon du foyer idéal.

Toujours est-il que dès l’âge de 11 ans, je savais que je ne voudrais ni procréer, ni me marier. Tout simplement, ça ne me disait rien ; ça ne ressemblait pas à la vie que j’avais envie d’avoir. 

Quant à la famille dont je suis issue, elle a subi au fil des années une sorte de démantèlement, au gré des aléas de la vie : j’ai dû déménager loin pour le travail, mon frère a fondé sa propre famille. Plus récemment, lorsqu’il a fallu placer mon père atteint d’Alzheimer dans un établissement de soin spécialisé, et que ma mère s’est vue dépossédée de leur maison, ce qui me tenait lieu d’image du foyer – le lieu où je pouvais venir me réfugier certains week-ends pour goûter la chaleur de l’affection des miens et retrouver un temps l’insouciance de l’enfant que j’étais – a disparu. Et avec ce symbole, quelque chose d’autre a disparu :  avant, si je savais que je ne serais jamais mère, je pouvais encore me définir comme « la fille » au sein d’un cercle familial. Me sentir une partie de quelque chose, membre d’un groupe de personnes partageant un lien privilégié, tissé par une histoire commune, des valeurs transmises, des obstacles surmontés ensemble – au-delà des liens du sang somme toute aléatoires.

Aujourd’hui, donc, la famille comme on l’entend classiquement, la famille qui, quoi qu’on en dise, est l’un des éléments structurants fondamentaux de nos sociétés, et particulièrement en France, me parle encore moins qu’avant. Même si ont commencé à émerger d’autres possibilités, d’autres visages de la famille (de la monoparentale à la recomposée, en passant par celles formées grâce au mariage pour tous et à la GPA, bien que ça reste encore très peu accessible), je ne m’y retrouve pas. Et si tu sais ce que c’est de payer seul·e ton loyer sans allocations familiales, ou de subir à la pause café les conversations entre collègues sur les exploits du petit dernier (“Il a demandé de lui-même à aller sur le pot, et il en a presque pas mis à côté !”) ou l’otite de la grande, tu vois probablement de quoi je parle.

« Faites des enfants parents »

C’est dans ce contexte que ce génial slogan de Donna Haraway a atterri sous mes yeux : « Faites des parents, pas des enfants ! »1 En l’occurrence, c’est surtout la première partie de la phrase qui m’intéresse ; j’en reproduis l’entièreté davantage pour en éclairer le sens.2

Ce qui me touche, et que je trouve particulièrement beau, c’est cette idée qu’on peut « faire famille » avec n’importe qui, et de multiples manières. Y compris avec des êtres vivants non humains. Et s’il y a bien quelque chose dont on a plus que jamais besoin par les temps qui courent, c’est de nouveaux modèles, et de diversité (et pas de courir aux armes démographiques, ahem…). Et de lien, obviously.

Alors,

toi qui dis toujours que les ami·e·s sont la famille qu’on se choisit,

toi qui as été élevé·e par un homme qui n’est pas ton père biologique,

toi qui ne peux pas encadrer ta sœur mais qui dors avec ta chienne,

toi qui passes plus de temps à t’occuper de tes plantes qu’à interagir avec des êtres humains,

et toi, qui as coupé les ponts avec ta fille et confies tes pensées les plus intimes à une IA,

tu ne penses pas que la famille, c’est autre chose qu’une liste de prénoms suivis du même nom sur un document officiel ?

Voilà en substance ce que j’avais prévu d’écrire dans ma chronique ce mois-ci.

Et puis, il y a deux semaines, j’ai reçu un coup de fil de mon frère.

Ce qui nous lie

Ici, une brève remise en contexte s’impose. Mon frère et moi, on est extrêmement différents. À moins de le savoir, personne se douterait qu’on est frère et sœur. On ne se ressemble pas physiquement, on a des caractères opposés, on n’a ni les mêmes centres d’intérêt, ni la même vision de la vie. Autant te dire que la communication entre nous n’a jamais été facile, ce qui a amené son lot d’incompréhensions et de tensions, l’éloignement géographique faisant le reste. 

Mais cette fois, va savoir pourquoi, ça a été différent. On a réussi à mettre nos peurs et nos frustrations de côté, et à parler à cœurs ouverts, pendant une bonne heure. À ce moment-là, on était réellement frère et sœur, et j’en ai pleuré tellement c’était bon de ressentir ça – mon frère ne pleure pas (pas devant moi en tout cas), mais je crois que ça lui a fait du bien aussi.

Tout ça pour dire qu’un lien de parenté, ça se construit, même quand on partage les mêmes gènes. Se comporter en « parents », c’est décider de porter plus d’attention à ce qui nous lie qu’à ce qui nous sépare, quel que soit le donné biologique de départ. Et une fois qu’on a construit ce lien, encore faut-il en prendre soin. L’entretenir, le nourrir : donner de son temps, de l’attention, partager régulièrement ce qu’on ressent et ce qu’on traverse sans s’embarrasser de gênes inutiles ni de fausse pudeur, parce qu’on a si vite fait de laisser le courant de la vie (et les non-dits délétères) nous éloigner.

Et pour finir, je te laisse méditer là-dessus :

L’être humain partage 70% de son génome avec l’oursin.3

Impôts et compote sont des mots de la même famille.4

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1. Donna J. Haraway, Vivre avec le trouble, trad. De l’anglais par Vivien García, 2023, éditions des Mondes à faire, p. 225.

2. J’ai bien mon propre avis sur le fait de mettre au monde un enfant dans les circonstances actuelles, mais je me garderai d’en faire une injonction, tout simplement parce que j’estime que c’est une décision bien trop importante pour souffrir la moindre pression, dans l’un ou l’autre sens. Pour une compréhension plus complète de la réflexion de Donna Haraway et des enjeux complexes qu’elle soulève, je renvoie à son livre cité ci-dessus.

3. Et 35% avec la jonquille. Le pourcentage monte à 96-98% pour le chimpanzé. Source : https://www.mnhn.fr/fr/qu-avons-nous-en-commun-avec-la-jonquille

4. Respectivement du latin composita et impositum, tous deux issus de composés (c’est le cas de le dire) de ponere. Ça marche aussi avec facture et confiture (du latin facere, « faire »), eux-mêmes de la même (grande) famille que fax, confetti ou encore fashion. Si comme moi tu es fasciné·e par les parentés étymologiques, jette donc un œil à ce site : http://projetbabel.org/mots/

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