Les chaises dissonantes

Par Enthea

Nous n’avons pas vocation à être un journal tout court, mais davantage un journal intime de notre société. Au fil des jours, nous vous proposons donc de plonger dans les réflexions de cette génération qui navigue dans un monde bouleversé, et qui a fait du questionnement son mot d’ordre. Ces chroniques sont des points de vue sur le monde, elles reflètent donc la subjectivité de leurs auteurs et autrices. Elles se veulent intimes, pour regarder les grandes questions par le petit trou de la serrure.

Chaque mois dans sa chronique La Dialectique du Pet de Rupture, Enthea vous parle de relations, et des enjeux de pouvoir qui les entourent. Aujourd’hui, elle nous raconte l’héritage familial, et la place des femmes autour de la table, leurs chaises disposées pour ne pas déranger, et la dissonance qui vient aussi s’y asseoir.

Illustration réalisée gracieusement pour cette chronique par Aloÿse Mendoza, merci à elle!

« Mets le plus gros plat du côté de ceux qui mangent le plus »

Régulièrement, je mange chez mes grands-parents, en famille. Ma mamy est une personne qui a toujours fait énormément de choses, mais qui commence à être âgée et à avoir des difficultés à garder ses habitudes, à cause de ses douleurs aux mains. Ce détail a son importance, parce que justement…. Dans mon histoire, il n’a pas tant d’importance.

Depuis aussi loin que je me souvienne, ma grand-mère cuisine pour toute la famille, elle y met un point d’honneur, elle met les petits plats dans les grands, fabrique de la décoration, pour que nous déjeunions toujours autour d’une table magnifique. Elle préparait même des repas spéciaux supplémentaires pour mon frère et moi, quand on était petits. La cuisine, c’est une institution. C’est son institution. La boisson, le choix du bon vin, du bon crémant, c’est celle de mon grand-père.

Ça arrive peu mais ça arrive qu’elle parte en vacances avec ses copines, abandonnant la maison au patriarche. Je m’amuse, à l’imaginer jongler avec des casseroles, se tromper dans les torchons à vaisselle, et se perdre dans le frigo. Mais pensez vous. Non. La solution était toute trouvée ; puisque la personne qui cuisine gratuitement n’est pas là : payons une autre personne pour réaliser cette tâche : appelons le traiteur.

Voici le décor de l’histoire, mais ce n’est pas le sujet. Le déclic qui me fait écrire, c’est cette éternelle musique familiale, que l’on rejoue à chaque moment de retrouvailles, et qui commence à me vriller les oreilles.

Nous sommes une tablée de neuf convives, et nous sommes tous valides et suffisamment qualifiés pour savoir débarrasser des assiettes, rassembler les couverts, apporter des plats, remporter ceux-ci quand ils sont vides, changer la bouteille d’eau, prendre le pain au passage… Etc.

Nous sommes 3 femmes : ma grand mère, ma mère, et moi.

Neuf moins trois égal six.

Il y a donc 6 hommes, soit deux fois plus d’hommes que de femmes. Et pourtant, nous sommes seulement trois, les trois femmes de chaque génération, à nous lever pour gérer entre chaque plat le bon déroulement du repas et le confort des convives. Nous sommes également assises côte à côte, sur les trois chaises les plus pratiques pour se lever et aller directement à la cuisine sans déranger. Il ne faudrait pas les déranger. Qu’est-ce qui justifie que nous agissions ainsi ? Ma grand mère a été éduquée dans cette posture, et elle met un point d’honneur à la tenir. D’ailleurs elle est toujours si coquette et si parfaite, que son mari ne l’a jamais vue démaquillée : elle se réveille avant lui pour pouvoir s’apprêter. Quant à ma mère, je l’ai toujours vue à la cuisine, pendant que mon père attend d’être servi, ou part avant d’avoir débarrassé la table. Alors, si j’en ai conscience et que ça m’agace pourquoi je perpétue la tradition ? Au début, c’était instinctif : il y a quelque chose de rassurant à former des « clans », à trouver une place, une identité et une utilité qui fait plaisir à tout le monde. La sensation est valorisante. Mais je ne trouve plus ma valeur dans la satisfaction des besoins d’autrui. Je devrais donc m’arrêter « d’aider » (faire ma part, en fait) et rester à table avec les vrais hommes, boire du vin, et continuer à parler fort comme si de rien n’était ? Pendant que les deux autres femmes de la famille s’agitent pour faire disparaître les preuves du festin, en bonnes petites fées discrètes et efficaces ?

Ne pas prendre ma part ne changera rien.

Mon frère vient parfois prendre/ramener des choses en cuisine avec moi. On discute beaucoup tous les deux, donc il me suit, et propose naturellement une « aide » parce qu’il est gentil. Parce que c’est une « aide » et non pas la place qu’il se sent de prendre naturellement. Parce que pour beaucoup, on « aide » encore à débarrasser la table. On « aide » au ménage. On ne partage pas, on ne prend pas en charge sa part du moment passé ensemble, on « aide » par gentillesse, ponctuellement. Et tout le problème se situe là. La répartition éclatée au sol des tâches domestiques dans un couple influence les interactions en famille. Qui elles-même influencent la construction des couples. Et on tourne en rond.

« Sur une table, il y a 9 personnes. Si toutes les femmes sont occupées à préparer le dessert, qui va faire la vaisselle ?

Blague de Chat GPT, février 2023

Et toi, est-ce tu « aides » ? (1)

(1) Les excellentes BD de Emma Clit sur la répartition des tâches dans les relations : https://emmaclit.com/2017/05/09/repartition-des-taches-hommes-femmes/

La chronique précédente d’Enthea : https://motuslemedia.fr/2023/02/18/deterrer-ses-baleines/

Mettre du vernis sur tes ongles

Par Charlotte Giorgi

À propos d’une rencontre inopinée dans les dédales de l’algorithme Facebook, lui qui ne fait pas la différence entre les vivants et les morts. Et si nous en prenions de la graine et en tirions quelques leçons sur notre rapport à la finitude ?

Photo de JF Martin sur Unsplash

C’est par hasard que je t’écris. À toi, en particulier. Je t’avoue qu’il y a quelques mois que je n’ai pas pensé à toi. Ce n’est pas une confession, j’ai juste l’impression de devoir être honnête. On ne parle pas souvent, toi et moi. Et puis, tu n’as pas de droit de réponse, alors je crois que je te dois au moins la sincérité.

Je n’ai pas pensé à toi parce qu’il n’y a pas beaucoup de place dans le monde des vivants pour les gens comme toi, ceux qui ont basculé de l’autre côté. Je sais que tu le sais, puisque tu as été à ma place.

Ce que je veux dire, c’est que nos sociétés tiennent leurs morts à l’écart. Leurs disparus : ça veut bien dire ce que ça veut dire. J’ai lu il y a quelques temps un article où un monsieur réunionnais racontait que ses filles mettaient du vernis sur les ongles de leur grand-mère décédée lors de sa veillée funèbre. En métropole, c’est impensable. Ça m’a paru lunaire. Fou. Comme si la mort pouvait nous attraper à son tour. Comme si la mort était contagieuse. Alors oui, ces mois-ci je n’ai pas cherché ta tombe dans un cimetière éloigné et désert qui ne te ressemble pas, qui ne ressemble à rien de ce que tu as été.

            Non, c’est par hasard que j’ai croisé ton nom sur Facebook. C’est justement cette inhabituelle proximité, cette porosité infranchissable entre le passé et le présent qui m’a replongé dans ce monologue intérieur dont j’ai l’impression qu’il t’est destiné. J’invitais des gens, mes amis, à un évènement Facebook. L’algorithme ignorant me proposait des noms, et je cliquais machinalement : « inviter ». Inviter, inviter, inviter. Et puis, tout d’un coup, ton nom. Un moment de sidération.

            Parce que tu es morte. Je ne peux pas t’inviter, je ne peux plus, tu n’es plus là. La coupure nette entre le passé et le présent s’est imposée à moi, violente et intransigeante.

            Ici, dans ma culture, on ne peut inviter aucun mort aux évènements. Après l’enterrement, la possibilité de passer du temps avec nos chers décédés n’est plus possible. Ça ne nous viendrait pas à l’esprit.

            J’ai réalisé que cela me rend triste. J’envie ces autres mondes, où la vie et sa fin forment un continuum, où il n’y a pas de rupture nette mais des suites, des étapes, des changements. Je les envie pour les fêtes qu’ils continuent de célébrer avec les personnes qu’ils ont aimées et qui restent là, parce qu’ils croient aux esprits, aux fantômes, aux dieux. Toutes ces choses que l’on méprise parfois tout en oubliant qu’elles représentent toutes des moyens de ne pas subir la réalité assommante que nous prenons pour seule vérité. Ici, notre rationalité à toute épreuve crée aussi notre terreur des choses qui nous dépassent. La mort, par exemple, dont nous préférons nous dire qu’elle anéantit et clôt le chapitre à tout jamais.

            Je me souviens même avoir eu peur du mot, enfant. L’avoir trouvé au détour des pages d’un livre et m’être forcée à le regarder, à décrypter la forme des lettres qui se déployaient sous mes yeux, et essayé par-là d’en capturer le concept. La mort ne rentre pas dans les cases que nous construisons pour comprendre le monde, pour lui donner un sens. Nous choisissons donc régulièrement une sorte d’amnésie collective, qui nous met bien en peine de continuer à tisser des liens – par tout un tas de moyens que nous n’utilisons pas – avec celles et ceux qui se sont endormis.

            Je ne t’ai pas invitée à mon évènement Facebook. J’ai été faire un tour, simplement, sur ton profil, curieuse. Il n’a pas changé. Le dernier message en date : celui de ton fils, qui annonce que tu nous as quittés.

            Je ne suis plus triste, aujourd’hui. Mais je prends notre collision de tout à l’heure sur le grand internet pour quelque chose de très sérieux, un signe, au-delà de toute raison. Je m’autorise à y puiser du réconfort, une source de liens, une continuité dans ma relation avec toi. Je me trouve un peu ridicule, mais je crois qu’il n’y a rien de plus digne et convenable que qu’entretenir de bons rapports avec la finitude.

Je crois qu’autour des discussions sur l’euthanasie par exemple, notre société tient entre ses mains le début de la pelote de laine que nous pourrions dérouler pour entretenir une nouvelle relation, plus fluide, moins traumatisée, à la mort. J’espère que nous saurons bientôt, comme tant d’autres peuples, inventer des manières de vivre avec vous, vous qui êtes partis, mais qui, j’en suis sûre, ne nous avez jamais quittés.

La force du collectif, entretien avec Elodie Nace

Par Soldat Petit Pois

En plein hiver, alors que beaucoup d’entre vous je le sais, galèrent à se chauffer, à payer l’électricité, alors que beaucoup d’entre vous aussi peut-être, manifestent régulièrement contre la réforme des retraites du gouvernement, on pourrait se dire que les combats écolos passent au second plan. Mon invitée du jour sur Oïkos, notre podcast écolo, porte tout le contraire : une écologie sociale, qui se tient grâce à la force du collectif, et à une lutte globale contre les aberrations de notre temps, qui vont souvent de pair.

J’ai le plaisir aujourd’hui de recevoir sur Oïkos, une militante chevronnée du mouvement climat, Elodie Nace, porte-parole d’Alternatiba Paris. Elle a accepté de retracer son parcours d’engagement au micro, on a parlé ensemble d’Alternatiba, de justice sociale, de prises de parole dans les médias et de bien d’autres choses. 

L’épisode est à disponible sur toutes les plateformes d’écoute.

L’ÉCOLOGIE AU BRÉSIL

Par Une Voyageuse Heureuse

Chaque mois, notre Voyageuse Heureuse vous parle voyages, tourismes responsables, écologies. Expatriée au Brésil, ses yeux de Française ont du mal à s’acclimater aux pratiques écolos du pays. Aujourd’hui, elle nous raconte comment c’est là-bas, au Brésil, l’occasion de décentrer le regard et de s’apercevoir que les priorités, les inégalités, les traditions ne sont pas universelles, et que ce qui nous paraît évident ne l’est pas ailleurs. Ou quand la situation politique, la pauvreté et les questions sociales sont inextricablement liées à la gestion des déchets ou l’abattement des arbres du poumon vert de la planète.

Cela fait maintenant 1 mois que je suis arrivée au Brésil. Dans cet article, je souhaite vous parler d’écologie. Car même si je m’étais informée sur le sujet avant de partir, le voir de mes propres yeux est une tout autre réalité. 

Le paradis du plastique

Quand je suis arrivée au Brésil, j’ai été surprise de voir à quel point on trouve du plastique à usage unique partout. Même les couverts de restaurants sont emballés dans du plastique (ou du papier parfois). 

J’ai alors décidé de me renseigner sur le sujet pour mieux comprendre les enjeux écologiques du pays. 

D’après une enquête de WWF (dispo ici) réalisée en 2019, le Brésil se place à la 4ème place des pays producteurs de plastique dans le monde.
Bien qu’une collecte des déchets ait lieu, la séparation et le traitement de ces derniers est plus complexe. De plus, depuis mon arrivée, je n’ai vu que très peu de poubelles de tri accessibles au public. Il y a donc un gros problème d’accessibilité au tri sélectif des déchets. Bien que certaines villes du pays ont promulgué des lois pour réduire l’usage du plastique, ces dernières sont encore insuffisantes. En somme, parmi les 10,3 millions de plastiques collectés, seulement 1,28% sont recyclés

Cas spécifiques où pullule le plastique : 

  • Dans les supermarchés où les courses sont portées dans des petits sacs plastiques à usage unique, donnés directement en caisse ;
  • Dans les bars (ou tout lieux de loisirs) où l’on vend des bouteilles d’eau plastique ou des sortes de contenant qui ressemblent à des yaourts et qui contiennent de l’eau ;
  • Dans tous les magasins et commerces de rue.

Ceux-ci ne sont que quelques exemples généraux.

Les catadores

Le Brésil est un pays où règne les inégalités. Dans cet article, je ne parlerai pas des favelas car le sujet mériterait un article en lui-même. En effet, les favelas sont des lieux particuliers, peu accessibles et où le recyclage est encore plus complexe.

Pour en revenir au Brésil, cette gestion des déchets a permis à des emplois informels de voir le jour, ce qui permet aux habitant·e·s de survivre. Ainsi, il existe des “ramasseurs de déchets” (“catadores” en portugais brésilien). Ces personnes fouillent les poubelles des villes pour en retirer les déchets recyclables (majoritairement bouteilles plastiques et canettes) qui y sont jetés. Ils les revendent ensuite aux centres de tri pour, généralement, de modiques sommes. Les catadores participent à 90% au recyclage des déchets du pays.

L’écologie, c’est politique

Maintenant que nous avons parlé du recyclage, passons à un sujet fortement politisé et médiatisé : la déforestation. Le Brésil abrite la forêt amazonienne, poumon vert de la planète. 

Alors que depuis des années, le président actuel, Lula Da Silva, luttait pour la protection de l’Amazonie et des peuples Amérindiens, l’ex-président du Brésil a eu le temps de faire bien des dégâts. La gouvernance de Jair Bolsonaro, du parti conservateur, a eu pour conséquence une forte déforestation et l’expulsion de nombreuses populations. Sa politique s’est notamment basée sur le développement des cultures de soja et d’élevages, très pollueurs. Pour cela, la forêt était incendiée et déforestée pour y laisser la place de construire les infrastructures nécessaires à l’agriculture. 

“Entre août 2019 et août 2020, une surface de 11 088 km2, équivalente à 100 fois Paris, est partie en fumée ; du jamais vu depuis 2008. Plus récemment, au mois de mai 2021, la déforestation en Amazonie brésilienne a progressé de 40% par rapport à mai 2020. “ – Greenpeace

Je ne parlerai pas des pesticides utilisés pour les récoltes, autre désastre écologique… Au niveau social, ce n’est pas mieux. Alors que les peuples indigènes vivent en harmonie avec et préservent la nature, leurs conditions de vie sont en danger. 

Raoni, chef indien d’un peuple d’Amazonie, a saisi la Cour Internationale brésilienne pour porter plainte contre Jair Bolsanora avec pour motifs : crime contre l’humanité, mise en esclavage et en danger des peuples amérindiens. La Cour Internationale examine encore le dossier. En somme, rien ne les oblige à le traiter.

Ainsi, bien que l’écologie soit un sujet planétaire de première importance, il faut également se rendre à l’évidence, la priorité du Brésil est l’implémentation de politiques sociales pour permettre aux habitant·e·s de vivre (et non de survivre). Cela passe par la protection des peuples indigènes, de la reconnaissance de nouveaux corps de métiers et de plus grandes aides sociales. Je pense sincèrement que, de cela, pourra découler des politiques environnementales car ces deux sujets sont étroitement liés. J’espère de tout cœur que Lula réussira à ramener un peu de paix dans ce pays qui a subi, il y a quelques semaines, des attaques fascistes dans la capitale.

Sources :

https://www.ird.fr/le-role-des-ramasseurs-de-dechets-dans-le-recyclage-au-bresil-une-realite-meconnue

https://www.wiego.org/publications/catadores-de-materiais-reciclaveis-no-brasil-um-perfil-esta

https://www.wwf.org.br/?70222/Brasil-e-o-4-pais-do-mundo-que-mais-gera-lixo-plastico

https://www.geo.fr/environnement/le-bresil-mauvais-eleve-du-recyclage-de-plastique-195775

https://www.tf1info.fr/environnement-ecologie/bresil-le-mandat-de-jair-bolsonaro-un-record-pour-la-deforestation-de-l-amazonie-2234109.html

https://www.greenpeace.fr/amazonie-ecocide-en-cours/

CC SA VA

Par Charlotte Giorgi

Les journées mondiales sans smartphone ont sonné comme une bonne idée de boomer à mes oreilles. Je suis enfant de l’an de grâce 1999. Et je me suis embarquée dans une réflexion autour du petit objet, entre remarques de grands-parents et défense de ma génération forgée aux pixels.

Photo de Limon Das sur Pexels.com

Des fois, et surtout quand je suis avachie dans mon lit, les yeux engloutis par les pixels, je repense à ce temps béni de l’adolescence pendant lequel mes parents avaient encore le pouvoir de me priver de téléphone le soir. En plus d’être limitée dans l’échange de SMS de haute volée (« cc sa va ») par les horaires de mon forfait illimité (17h-21h), après le dîner, j’étais tenue de soigneusement poser l’objet infernal sur la commode du salon, située à un étage et dix pas de ma chambre. Chambre dans laquelle je me retranchais, ulcérée, humiliée, échaudée par des rapports de force qui m’ont pourtant permis de conserver un espace de rêverie dont je manque terriblement aujourd’hui.

            Aujourd’hui, je suis libre de pleinement ressentir ma vacuité lorsque je me surprends à scroller pendant des heures sur TikTok ou à recommencer trente fois mes stories Insta pour raconter un détail insignifiant de ma petite existence qui tâche de se rendre intéressante à grands renforts de like et de partages. À l’instant d’ailleurs, j’ai interrompu l’écriture de ce billet pour me ruer sur une notification. 70% d’entre elles au moins ne me sont d’aucune utilité. Oui LinkedIn, je me fiche pas mal que Jean-Pierre machin ou Caroline truc aient également commenté la publication de Martine bidule.

            Il n’empêche, mes sens en alerte ont besoin de cette drogue, celle qui permet l’interruption de toutes les tâches, qui justifie de couper court à toutes les pensées. Il y a quelques années, une porte, des murs et une volée de marche me séparaient de ce gouffre dans lequel on s’enfonce, en croyant s’accorder du divertissement bien mérité mais en contorsionnant notre existence autour des rêveries proposés par le marketing soigné de nos appareils électroniques.

            Malgré tout, fidèle soldate de ma génération, je me révolte lorsque les anciens s’insurgent. Ils sont là, les lunettes sur le bout du nez et l’objet au bout de leur main dédaigneuse, à commenter, à ronchonner : cette génération de flemmards, tout au bout des doigts, et les réseaux sociaux abrutissants, et les smartphones greffés au poignet, et l’intelligence artificielle ce bulldozer de l’esprit humain. Ils mélangent tout, pour eux c’est du pareil au même. Tout ça : un grand progrès inutile. Une occupation futile.

            Pour nous autres, aussi drogué·es que l’on soit, c’est aussi le monde. Un espace aussi constitutif que le sol sur lequel nous marchons, ou les discussions attablées. Que nous le voulions ou non, nous avons grandi entre ces deux univers, palpable et digital.

            Pour ma part, moi qui ai toujours tellement préféré l’écrit à l’oral, le trouvant plus précis, plus réfléchi, plus profond, j’ai trouvé dans ces espaces digitaux une voie d’expression. Ils m’ont permis d’envisager un métier qui me passionne, et qui m’est accessible grâce à ce double monde que je chéris autant qu’il me terrifie. J’ai aussi beaucoup appris de ces espaces de partages, de questionnements intimes ouverts au reste du monde. Je me suis sentie entourée, j’ai discuté, grandi. J’ai choisi quels contenus j’avais envie de voir défiler devant mes yeux fatigués (choisir – tout est relatif), et j’ai arrêté de regarder la télé. Parfois je me dis que chaque époque a son péché mignon, son moyen d’échapper aux tourments du soir qui viennent dans les têtes désoeuvrées. Mais je ne fais pas que m’échapper, je prends aussi le pouls de ma société, je cherche l’inspiration, j’affûte mes idées.

            Le smartphone, quel objet. On ne pourrait jamais le résumer dans une binarité du bien et du mal. L’utilisation que l’on en fait est si différente d’une personne à l’autre, ce qu’on croit maîtriser n’est pas entre nos mains et ce que nous croyons laisser échapper est en fait soigneusement paramétré. L’usage inutile a doté notre génération de capacités intelligentes, et de réflexes soignés.

            L’objet est là. Il a ouvert une dimension qui cohabite avec celle que nous avons toujours connue. C’est ce qu’on en fait qui compte vraiment. Ce qu’on en fait pour qu’il nourrisse l’enfant qui peste contre ses parents qui l’oblige à poser son téléphone rose bonbon, sans la ligoter au monde des pixels pour autant. Comment nous reprenons le pouvoir, comment nous investissons les deux mondes.

Le smartphone, notre ennemi ?

Photo de MESSALA CIULLA sur Pexels.com

💭 « Il faut remercier les porteurs d’ennui. Les lents que la vitesse fracasse, les taiseux que le brouhaha écrase. Il faut leur dire de ne pas se conformer. De nous tenir ouvertes les portes du nouveau chemin. Nous laisser encore, la possibilité de se faufiler. »

🤳 Ces jours-ci, on a décrété, paraît-il, qu’ils seraient des « journées internationales sans smartphone ». Il suffit de regarder autour de nous, et l’on sait que c’est peine perdue. Les petites bêtes sont partout, comme des extensions de nous-mêmes. Tous et toutes prompt·es à la critique, et à la fois englué·es dans un système digital qui ne nous laisse pas beaucoup de choix.

🤔 Mais au fait, pourquoi ce serait embêtant ? 
Parce que le smartphone, c’est pas écolo. Ok. 
Mais le problème est plus profond. Tous ces pixels nous ont apporté beaucoup de choses. Et nous en ont retiré une essentielle : l’ennui.
Et qui l’eut cru, l’ennui, c’est important. C’est en s’ennuyant que l’esprit vagabonde, qu’il s’aventure dans des chemins de traverse, qu’il ordonne les idées reçues et en trouve de nouvelles. C’est dans les creux de nos journées bossues que se niche le nouveau monde à imaginer.

👉 Alors on vous repartage à l’occasion, notre billet Page Blanche, par Charlotte Giorgi, qui traite de cet ennui disparu. 
Et pour aller plus loin, on vous recommande aussi le petit essai La Civilisation du Poisson Rouge, de Bruno Patino.

« Le poisson rouge tourne dans son bocal. Il semble redécouvrir le monde à chaque tour. Les ingénieurs de Google ont réussi à calculer la durée maximale de son attention : 8 secondes. Ces mêmes ingénieurs ont évalué la durée d’attention de la génération des millenials, celle qui a grandi avec les écrans connectés : 9 secondes. Nous sommes devenus des poissons rouges, enfermés dans le bocal de nos écrans, soumis au manège de nos alertes et de nos messages instantanés. »

Ecrire, une activité solitaire ?

Par Charlotte Heyner

Motus, c’est aussi un tas de gens des quatre coins de France qui écrivent ensemble. Sur le petit rien qui les traverse, ou sur le gros de la société. Et s’il y a une chose qu’on peut en dire, c’est que rien ne vaut les moments où l’on relève la tête de son carnet, où l’on discute et où l’on s’inspire, pour mieux le restituer ensuite. Charlotte nous partage régulièrement sa passion de la littérature et de l’écriture, et aujourd’hui elle nous invite à la ronde de ses réflexions autour de la création, des solitudes et des inspirations.

Photo de Helena Lopes sur Pexels.com

Le mois dernier, j’ai participé à plusieurs ateliers d’écriture. Ce n’était pas la première fois que je m’inscrivais à ce genre d’atelier, mais c’était sans doute la première fois que le hasard les concentrait dans une période aussi courte. En a résulté : des pages noircies, des taches d’encre sur les doigts, beaucoup de joie, d’énergie et l’envie de continuer.

Dans les ateliers d’écriture, les exercices varient selon les envies de la personne qui l’organise mais le principe reste toujours à peu près le même : des gens qui aiment bien écrire ou qui sont curieux de tenter l’exercice se réunissent sous le regard bienveillant d’un.e auteur.ice qui leur propose un sujet, une consigne, quelque chose pour commencer à remplir la page. Et puis ensuite, on discute, on se lit, on s’écoute, on se pose des questions ou on partage ce que tout cela inspire et fait résonner.

Pour qui me connait un peu, le fait que je souhaite participer à ce genre d’évènement peut paraître étonnant. Je suis plutôt du genre contente quand je peux rester chez moi à lire un bouquin et surtout, surtout ne parler à personne, faire oublier mon existence au reste du monde. Un peu timide, quoi. Le genre qui avait sur ses bulletins : « ne participe pas », « discrète », « participez davantage ». Alors lire ses propres textes, rédigés en un quart d’heure pour répondre à une consigne qui ne nous inspirait que moyennement ? Impensable.

On imagine souvent l’écriture comme un loisir solitaire, à juste titre. On se voit assise à un bureau, devant un cahier ou un écran d’ordinateur, et la page blanche qui se noircit au fur et à mesure que l’on s’efforce d’extraire de l’esprit les histoires qui le peuplent. C’est souvent un loisir solitaire, c’est vrai, mais pas toujours.

C’est en allant à ces ateliers que j’ai découvert que, dans l’écriture, les autres peuvent être une compagnie bienvenue.

J’y suis allée d’abord par envie de garder un moment dans ma semaine consacré uniquement à l’écriture et d’apprendre des autrices qui menaient ces ateliers. J’y ai trouvé une écoute que je ne retrouve pas ailleurs, une énergie concentrée, le sentiment d’être entourée de personnes qui comprennent et partagent ce goût pour les histoires et le plaisir partagé à s’écouter lire. Ce sont des idées qui bouillonnent, se contaminent, se font écho par hasard, des imaginaires qui se côtoient. On est toujours surpris de la diversité des textes qui naissent à partir de la même consigne d’écriture.

Je garde des souvenirs à la fois précis et confus des différents ateliers de janvier, pêle-mêle :

– Le bruit du clavier de A. qui tape à toute vitesse à côté de moi parce qu’elle écrit toujours très vite, que l’écriture chez elle, fuse sur la page.

– Le courage de R. qui se lance en premier pour partager son texte et sa voix douce et grave qui nous suspend tous à ses paroles.

– E. qui lit son texte en modulant sa voix pour nous faire comprendre quel personnage parle, et par sa seule diction, toute une petite scène qui se déroule sous nos yeux.

– L’impression d’être comprise et entendue.

– Le goût des spéculoos que M. a apportés et qu’on grignote en rédigeant.

– L’enthousiasme de C. qui explique la suite de l’histoire qu’il a commencé à écrire, sa curiosité pour ses propres personnages qu’il découvre au fur et à mesure qu’il suit leurs aventures.

– Des motifs, des phrases qui m’ont touchées et que j’ai retenues.

– Ceux qui restent à table, ceux qui se lèvent et marchent, ceux qui vont s’asseoir par terre, ceux qui font rouler leurs épaules ou étirent leur dos.

– Le sourire d’E. lorsqu’il nous fait rire avec son texte.

-S. qui me donne la réplique pour lire mon texte à moi, un dialogue à deux voix que je trouvais très plat, trop plat, et qui, dans sa voix, me semble déjà transformé.

-La pause baby-foot avec une balle bricolée en papier brouillon, comme si l’écriture nous poursuivait aussi dans les interstices de l’atelier.

– Les discussions qui se prolongent une fois l’atelier terminé parce qu’on n’a pas vraiment envie de rentrer chez nous, de réaliser que c’est vraiment la fin.

Les ateliers ne sont pas l’unique solution. On la retrouve ailleurs, cette occasion d’être entouré.e : c’est l’ami.e qui partage cette passion et avec qui on peut en discuter, c’est travailler en équipe chez Motus pour se relire, discuter, ensemble. De manière générale, je crois que ce qui compte, c’est de réussir à s’entourer d’autres créateurs, reconnus ou amateurs peu importe, de gens de confiance avec qui échanger pour s’inspirer les uns les autres.

Je me rappelle avoir lu dans un extrait du journal de Mary Shelley, l’autrice de Frankenstein, qu’elle avait peur de l’enfermement en soi-même que crée l’isolation.  “Books do much ; but the living intercourse is the vital heat”. En français, ça donnerait quelque chose comme : les livres font beaucoup, mais la chaleur vitale est dans les relations vivantes, les conversations de vive voix. Je crois qu’elle ne parlait pas spécifiquement de la création littéraire dans ce passage, mais plutôt de la vie en général… Mais ça s’applique bien, je trouve. J’ai souvent tendance à considérer l’écriture comme une activité secrète et solitaire et je crois que j’ai tort.

Citation de Mary Shelley : Mary Shelley’s Journal. Edited by Frederick L. Jones. Norman: Oklahoma University Press, 1947. Cité dans Macovski, Michael, “Frankenstein as Vocative text” in Dialogue and Literature. Apostrophe, Auditors and the Collapse of Romantic Discourse, Oxford University Press, 1994.

Avatar ou l’ère du grand spectacle

Dans cette nouvelle chronique pour notre podcast d’actu, Vacarme des Jours, Marius s’attaque au dernier carton du box office : Avatar 2. Et s’interroge sur le symptôme révélé par ce film : est-on en train de décider de ce qui fait un bon film selon les moyens employés par sa production ? Allons-nous au cinéma pour nous questionner sur le monde, ou pour fuir la réalité ? Peut-on accepter la médiocrité d’un scénario si le spectacle est beau ? Quelques ébauches de réponse dans notre dernier épisode, à retrouver sur toutes les plateformes d’écoute.

3 bonnes raisons de t’inscrire à notre newsletter

Traitement en cours…
Terminé ! Vous figurez dans la liste.

La prime au nul

À tous les rabats-joie de notre époque pourrave. Ceux qui ne laissent rien passer, même pas les petites euphories passagères. À toutes les prises de tête, haut les coeurs.

Photo de rebcenter moscow sur Pexels.com

J’en ai marre de toi. Tu me gaves. Tu me soules. Tu me sors par les trous de nez. Ouais, toi. Avec ta chemise ajustée et ton Apple Watch, tes shampoings solides et ta propagande pro-vélo. J’en ai marre de toi, et de tous les salopiaux de ton espèce.

            Il est 00h02. 2023 vient de poindre. Tu as déjà ricané en disant que tu ne souhaitais rien parce que de toute façon, toutes les années sont nulles. Tu t’es plaint dans l’ordre : de Macron, de ton intestin fragile, de la qualité de la playlist, du prix de l’immobilier à Paris, du manque de transport en communs en « province », de la dégénérescence de la gauche, de ton collègue con.

            Tu as soupiré quand on a bu du vin dans un verre sans pied, tu as été déçu qu’on mange des pâtes pour le nouvel an, tu as passé la soirée à fumer car de toute façon, tu t’en branles du cancer du poumon. Tu as ri parce qu’on était stressés pour rien, tu as plongé dans ton téléphone quand tu as entendu nos conversations superficielles.

            En 2022, déjà, tu avais jugé médiocre la qualité des livres qui paraissent, des films qui sortent, tu avais eu envie d’être de niche, de rester enfoui sous ton dédain. Tu as méprisé les personnes que tu as croisées, toutes engoncées dans leurs préjugés, dans leur vision de la vie (la mauvaise), dans leur petite culture normée (pas la bonne).

            Tu trouves que le monde part en couilles et que ceux qui se bougent le font de la pire des manières, tu les trouves lents, trop gentils, tu les trouves stupides, tu les trouves ridicules. Tu penses qu’il faudrait faire autrement, tu ne jures que par les théories des gens qui te ressemblent. Tu méprises les réseaux sociaux, tu méprises la facilité, tu méprises les failles et comment les autres les comblent. Tu méprises aussi les gens parfaits, tu trouves qu’il faut de l’imperfection là où tu ne la permets jamais.

            Tu penses qu’il n’y a rien à faire en politique, qu’il ne faut pas voter, que ça ne sert à rien. Tu es convaincu que le monde est une tâche, que la vie est une merde, que les gens ont une propension à la bêtise que seuls peu d’entre nous savent éviter.

            Tu n’aimes pas les dîners, tu n’aimes pas les beaux quartiers, tu n’aimes pas la musique « commerciale », tu n’aimes pas la solitude, tu détestes les autres quand ils ne veulent pas de tes conseils, de ton halo de révolutionnaire chevronné. Leurs idées encrassées, leurs routines déprimantes, la façon dont ils s’accrochent au système que tu hais.

            Et ce qui m’embête, c’est que tu as souvent raison. Ce qui m’agace, c’est que je suis d’accord avec toi, sur beaucoup de points. Mais tu comprends, il est minuit deux, et là j’ai juste envie de me vautrer dans ce qu’il nous reste comme joie. J’ai envie que tu la fermes et que tu redescendes parmi le commun des mortels. J’ai envie que mes amis ne se sentent pas idiots, et qu’on ait l’impression qu’on peut encore s’accrocher à quelque chose. J’ai envie que l’empathie compte, qu’elle n’efface pas les théories, mais qu’elle les contrebalance. J’ai envie qu’on arrête de critiquer tant qu’on a pas fait mieux, j’ai envie qu’on réfléchisse et puis qu’à certains moments on réfléchisse pas, qu’on s’autorise les plaisirs simples sans tout intellectualiser, j’ai envie de croire que je suis une bonne personne, j’ai envie de passer une soirée sans dépit, sans dédain, sans désespoir.

            Tu restes planté là, les yeux qui savent mieux, le jugement au bord des lèvres, la déprime calquée sur ton apathie condescendante. Tes leçons de morale, tes vomis intellectuels, ton confort moral, fous-toi les où je pense. J’en peux plus de cette prime au nul, à la destruction, au saccage des bonheurs. On le sait, que tout est naze, ton disque est rayé et la mélodie est grinçante. Je suis pas débile, je veux juste survivre, survivre en espérant un poil de beauté.

On est en 2023. Y’en a qui peuvent plus se permettre de ne pas rire, être un peu naïf et bon. Toi t’as raison, mais t’es triste. Et moi je sais plus quoi faire de toutes ces contradictions dans mon crâne. Alors la fête continue.