Lettre aux rencontres de la plage qui penseront que leurs remarques sur mon corps m’intéressent, à celles et ceux qui jugeront utiles de me dire que je ne rentre pas dans la norme et que ça les dérange. Lettre à la beauté objective et à la police des moeurs. Lettre aux PoiluEs.
Cet été, j’aurai des poils. Sur la plage, au restaurant, dans le lit, dans le train, j’aurai des poils. Pas quelques petits points noirs parce que j’ai oublié de m’épiler. Non. Mes poils tout court, sans oubli, sans négligence, sans provocation. Juste comme ça. Libres, bruts, et incandescents.
« Mais pourquoi ? »
Comme si ça semblait complètement lunaire, le fait qu’arracher mes poils me fait mal, me prend du temps, me coûte de l’argent. Pourtant, arracher mes poils me fait mal, me prend du temps et me coûte de l’argent. Tout simplement.
Mais aussi peut-être parce qu’il est bon de rappeler que le naturel n’a jamais rien eu de sale. Qu’on finira déformé.e.s à force de vouloir rentrer dans des normes trop serrées. Et surtout parce que j’en ai assez de mener une bataille constante contre mon propre corps.
Permettez-moi de prendre un peu d’avance sur les pensées qui fusent et les regards qui fustigent.

« Mais pourtant… Toi qui… »
C’est comme si je me contredisais. Comme si c’était complètement impossible que je concilie mes aisselles avec le reste de mon corps. Le diable plante ses herbes folles au creux de mes bras, qui envahissent et mangent le reste tout cru. Et regardez leurs yeux étonnés, leurs bouches ébahies quand je continue à me maquiller, à mettre du rouge sur mes lèvres et du noir sur mes yeux. Ben oui, je mettrai des jolies robes et du vernis à ongles. Je porterai mes maillots de bain. Les deux ensemble ne seront jamais « bizarres » que pour celles et ceux qui prennent la norme comme baromètre. Au fond, je serai juste moi. J’irai danser en levant les bras au ciel, et quand iels me fixeront, je lèverai mes yeux au ciel tout pareil. Parce que tout le monde sait que la beauté est subjective, et personne ne s’étonne qu’on trouve beau tou.te.s pareil.
« Si j’aime mes poils ? »
Je sais pas. Tu le sais toi ? tu les as déjà vus, tes poils ? Regardés ? Supportés ?
À moi on n’a jamais posé la question. À l’âge maudit, on a sorti la caisse à outils et on a tondu le gazon. On m’a dit, « affirme ton caractère, fais tes propres choix, chacun.e ses goûts » mais le tribunal des mœurs m’aurait clouée au pilori si j’avais décidé autrement. Ainsi va tout va, personne ne s’est insurgé. Tout le monde a vanté l’originalité, mais on a décidé d’aimer les mêmes œuvres d’art. Les poils font partie du côté obscur. J’ai appris à les détester. Peut-être que je les déteste effectivement, mais avant, il fallait bien que j’essaye. « tu peux pas dire que t’aimes pas avant d’avoir goûté ».
Seulement dans cette histoire-ci, je n’embarque pas seule. Dans mon entourage, dans les médias traditionnels, dans les livres que j’ai lus et sur les affiches que j’ai regardées, je n’ai pas vu de poils. Même dans les publicités à leurs propos, les femmes rasent une peau lisse et nette. Pas un seul poil en vue. C’est dire s’ils sont insupportables : même au combat contre leur armée, on leur jette des capes d’invisibilité. On m’a dit : « tu cries au diktat, mais personne ne t’a obligée à cacher tes poils ». Personne ne m’y a obligée, vous avez grandement raison. J’ai vécu en supprimant la possibilité d’être poilue. J’ai décidé de tout ratiboiser, parce qu’il n’existe aucun contre-exemple. J’ai été libre dans un choix qui ne l’était pas.
Et puis, même quand je m’aperçois de cette supercherie, je me rappelle. Je me rappelle. En CE1, une fille a des poils très foncés sur les bras. Moqueries. Je me rappelle. En 4ème, j’ai oublié de m’épiler pour mon cours de théâtre. Je garde les bras plaqués contre mon corps. Honte. Humiliation. Je me rappelle. En 1ère, je passe une nuit chez mon copain, je suis en retard, c’est l’hiver et mes jambes sont poilues. Je sors le rasoir à la hâte, me décape les mollets, ça pique, ça saigne par endroits. Aïe. Fait chier. Merde. Perles de sang et griffures. Je me rappelle. Quelques rares fois, avoir vu une femme lever les bras. Révéler la pilosité de ses aisselles. Je me rappelle mon dégoût. « C’est sale ». « l’hygiène ». « prendre soin d’elle ».
Les poils ; la chute d’une femme, d’une fille, d’une féminité.

Mais mon féminisme a marché sans vergogne sur mes préjugés. Un jour, je me suis demandé, pourquoi ? J’ai cherché la réponse dans des livres, des études sociologiques, des expériences de vie. J’ai cherché la réponse dans le sens commun et dans l’évidence : le corps des femmes est circonscrit, une fois de plus, à la définition qu’en donne le patriarcat. Trop large, il déborde les règles et doit être tailladé. Trop éclatant, il doit se taire un peu pour briller moins. Trop « masculin », c’est un coup d’état. N’est pas homme qui veut.
N’est pas adulte qui veut. Les poils apparaissent à l’adolescence : de leurs petites pointes ils nous rappellent que l’âge adulte approche, que notre force est grande, qu’humain.e.s nous sommes plein.e.s d’aspérités, au-dedans comme au dehors. Il y a quelques dizaines d’années, la femme était considérée dans le droit au même titre qu’un enfant. Immature, juvénile créature aux passions futiles, être coquet à la cervelle de moineau. Délivrée par le droit français des carcans de l’enfance forcée, on la condamne à être petite fille dans le corps, peau intacte, pure et fraîche, pour toujours au préambule de la vie. Le refus de la pilosité aux femmes a l’odeur désagréable -mais vieille comme le monde- d’un patriarcat pédophile.
Non je ne sais pas si je préfère mes poils à ma peau lisse.
Pas encore. Mais cet été, je serai poilue. Parce que j’ai envie d’explorer. De découvrir mon corps nouveau, sous une autre lumière et un nouveau jour. J’ai envie d’aller voir dans l’interdit et la disgrâce, si c’est vraiment si terrible que ça. Vous me verrez poilue parce que je crois que j’ai la force, de subir les regards, les remarques, les injures et les crachats. Je crois que je suis capable. Je crois que j’ai envie de le faire pour le contre-exemple. Pour les suivantes à qui on dira « tu sais, personne ne t’oblige à t’épiler », et pour lesquelles ça sera complètement vrai. Et parce que j’ai la chance infinie d’avoir un entourage bienveillant et féministe. Banaliser les poils, non pour en faire la nouvelle norme, mais pour laisser un choix qui existe bel et bien, un choix dans la réalité tangible, dans la représentation, sur la place publique. Et parce qu’aujourd’hui encore, mon corps est politique quand mon statut de femme est constamment remis en cause, jugé, débattu, en fonction de mes agissements, de mes habillements, de mes seins, de ma graisse, de mes poils. Et c’est assez.
Je n’ai pas rangé ma « féminité » au placard pour mon féminisme. Je les embrasse l’un et l’autre dans ma pilosité, une féminité en accord avec le féminisme, mon féminisme qui ouvre les portes d’une féminité qui est mienne. Sans compromis.
PoiluEs, la bataille de l’été arrive. Vous êtes belles. Vos poils font des doigts d’honneur au patriarcat.
