Je suis toujours en pause café, je n’écrirai rien de nouveau cette semaine. J’ai décidé de partager quelque chose d’autre. Ce texte, extrait d’un machin, le début de quelque chose, l’embryon d’un truc. Peut-être que vous vous en doutez, je travaille avec des mots et des colères, pour pondre un peu plus gros. Je vous laisse avec Amélie, Arthur, et tous les autres, pour un flash, un instantané, des bribes de paroles. Je vous les laisse comme les miettes de pain du Petit Poucet. Maintenant qu’ils sont bien là, avec vous, je suis un peu obligée de les suivre jusqu’au bout du chemin, sans me disputer, sans me perdre, sans me faire bouffer par la vie qui tournoie. Pour le bébé bien fini, on se donne rendez-vous dans un an tout pile.
Les tréfonds de l’espèce humaine. Son ramassis de pourri, son sac de dégoûtant. Voilà ce que c’est, la queue d’un supermarché.
Amélie pense cela.
Elle pense cela à voir les gens qui doublent, les gens qui râlent et ceux qui se font marcher dessus en souriant. Elle regarde son caddie, et le tas de nourriture qui l’emplit. De quoi nourrir le père, l’enfant, l’autre enfant, le troisième enfant, l’oncle, l’autre oncle, la tante, la cousine, et le grand-père. Remplir leurs gros ventres et leurs grosses joues, pour que leurs gros yeux vides s’ouvrent aussi gros en voyant arriver la farandole des gras et des sucres. Remplir leurs gros ventres et leurs grosses joues, leurs grosses têtes. Farcir les enfants avec de la crème fraîche, bourrer les beaux-parents de tarte au citron, gonfler les autres comme des ballons avec les apéricubes au rabais. Est-ce que j’ai pris assez de parmesan ? Je n’ai peut-être pas pris assez de parmesan. Et le père, est-ce qu’il mangera de ces champignons-là ? Elle avait beau chercher, sa mémoire lui tirait la langue. Les champignons, ça a toujours le même goût, de toute façon. Soupirer. Avancer le caddie. Pas trop loin, ne pas tamponner celle de devant, qui range ses courses dans la panique. Oui, y’a des gens derrière, dépêche-toi. Écrase tes tomates avec les boîtes de conserves, casse les œufs sous l’huile d’olive, tord la baguette de pain. Mais surtout, dépêche-toi. Avancer, poser les champignons que le père n’aime pas, le parmesan dont on manquera, le riz à risotto qu’on ne sait pas cuisiner, les regarder tous se dindonner sur le tapis roulant. Bip, bip, bip. Sortir la carte bleue, ne pas entendre le prix et ne pas demander de nouveau. De toute façon, le prix on le paiera. Payer. Ne pas savoir s’il faut prendre le ticket de caisse, dire oui, parce qu’il y a tous ces gens derrière qui poussent et qui grognent, tous ces gens comme les zombies, comme les vampires, comme les monstres qui poussent et qui grognent, qui poussent et qui payent, qui poussent et qui enfoncent les tickets de caisse dans des poches où ils ne les retrouveront jamais plus. Pousser le caddie qui dérape dans toutes les directions, avoir perdu les clés de la voiture, avoir retrouvé les clés de la voiture, avoir perdu la voiture, retrouver la voiture. Ouvrir le coffre. Penser au grand-père. Qu’est-ce qu’il va dire du risotto ?
Amélie pense « qu’est-ce qu’elle fait là, elle, la conne de cette vie à la con, avec le coffre ouvert de sa voiture miteuse, avec son caddie de courses débordant que tout le monde viendra critiquer » ?
Tu sais, tu aurais pu prendre des oranges bio. Ah bon, encore des champignons ? Dis, elle serait pas un peu trop cuite ta tarte au citron ? Tu aurais dû prendre plus de parmesan. Maman, t’as pensé à mes protège-cahiers ? Tu t’es trompée, j’avais pas dit des Oreo simple, j’avais dit des Oreo double. Non c’est pas pareil, dans les autres il y a deux fois plus de chocolat blanc. Tu aurais vraiment du prendre plus de de parmesan. Comment ça tu ne sais pas combien tu as payé ? Je crois que je vais arrêter de manger des œufs, tu sais que les poules ne voient jamais la lumière du jour ? On n’a pas assez de parmesan.
Alors la mère, la mère stupide, celle qui engraisse sa progéniture avec des tartes trop cuites, des Oreo trop noirs, des champignons dégueulasses, celle qui cuisine à la sauce de pesticides et qui oublie les protège-cahiers, lâche les sacs de course. Elle capitule. Les oranges industrielles roulent sur le béton puant, passent sous la voiture. Amélie les regarde rouler, et elle a l’impression de rouler avec elles, de passer sous les roues, sous les roues de la vie. C’est là qu’elle sait. Que c’est fini. De toute façon, les oranges, c’est pas de saison.

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On est passé au salon. David le gendre et Arthur le patriarche se sont tus. Ils n’ont plus rien à dire. Leurs crânes sont vides et sonnent creux. Autour de la table basse, sur laquelle on a disposé des fonds de tiroir, des trucs périmés, des chips qui ont perdu leur croquant ; on trouve Hélène, Agnès et Albert, Léa, Dorian. Gabrielle ne figure pas sur la liste, ni Amélie. La mère et la fille se sont liguées contre le père. L’ont laissé seul, atrocement seul face à la table basse et aux lamentables biscuits. C’est dégueulasse. Dans tous les sens du terme. Pourtant, tout ce petit monde pioche dans la farandole apéritive, grignote, mastique. Comme si de rien. On échange des sourires gênés, on se regarde du coin de l’œil. C’est parfaitement ridicule.
Il y a dans l’air quelque chose qui cloche, qui titille les langues qui voudraient se délier. Poser des questions indiscrètes. L’atmosphère est chargée d’un malaise prenant : on n’a pas le droit des questions indiscrètes. Alors on redouble d’effort pour pousser des petits gloussements de dinde, des rires feutrés d’hermine, des sourires hypocrites. On attend que l’hôte lance la cérémonie d’ouverture des banalités. Il est planté là comme un piquet, à regarder la scène de l’extérieur. Il pense sans aucun doute qu’il est invisible. Les autres voient son silence et ne voient que ça.
Hélène prend une inspiration. On s’arrête de respirer, on attend, fixés sur sa bouche, que quelque chose sorte, une délivrance, la météo par exemple, Hélène fais nous la météo, je t’en supplie. Hélène soupire. C’est la fin. Le silence s’installe. Tout est perdu.
