LE TEMPS DES CERISES

On passe quand même une grande partie du temps à manger. C’était drôle de ne pas en avoir parlé ici, comme si la banalité de la chose lui conférait l’inutilité d’en discuter. 

            Hier j’ai mangé un éclair au chocolat. Je ne l’ai pas mangé, je l’ai englouti. Dégommé. Absorbé. Ce n’est pas poli, mais je m’en fiche. J’en ai fait qu’une bouchée : je n’ai même pas eu le temps de saliver. Je l’ai mastiqué rapidement, croqué consumé dilapidé sifflé. Le chocolat a fondu sous la neige de ma bouche remplie, c’était pas vegan, la crème pâtissière a giclé de tous les côtés, c’était peu sain, le chou a rompu sous mes dents, acculé par ma folie pleine de sucre, engraissée, encrassée par le cholestérol et toutes les autres menaces qui pèsent sur les gens qui pèseront lourd. Il m’en restait des bouts entre les dents et sur le bord des lèvres. C’était dégueulasse et délicieux. Les deux à la fois. Si on m’avait regardée, on m’aurait trouvée vorace. Je suis vorace de beaucoup de choses. Mais les éclairs au chocolat, ça me provoque des trucs, c’est vrai. Vorace est particulièrement adéquat pour qualifier ma relation avec les éclairs au chocolat. 

            Je me suis essuyé la bouche, avec le revers de la main. J’ai léché le bout de mes doigts. Il n’en restait plus une miette. 

            Tout avait disparu. 

            J’ai pensé que j’aime manger. J’aime manger. J’aime manger plus que le sommeil après une journée épuisante, plus que recevoir des fleurs ou recevoir des amis, j’aime manger presque à égalité avec faire l’amour, beaucoup. En fait, rien ne surpasse manger, quand j’en ai l’envie, l’envie du fond du corps que rien ne peut arrêter.

            J’ai pensé aussi que c’était étrange que je n’aie jamais rien écrit sur le fait de manger, sur la nourriture, sur les repas, sur les assiettes et ce qu’elles contiennent. Mais ça n’est pas si étrange. C’est même plutôt logique. 

            La nourriture : c’est intime, ça touche aux estomacs, aux viscères, aux intestins. La nourriture, ça parle de classe sociale et de manières de vivre. Ça explique nos doutes, nos complexes et des choses qu’on ne peut pas vraiment dire mais qu’on avale. Ça dit beaucoup de l’habitude, des rituels de chaque jour, de ce dont on ne peut pas se passer, sans que ça ne compte vraiment car c’est banal. Ça raconte les restaurants clandestins, le sort du livreur Uber Eats, les gens qui ont commencé à fabriquer leur pain ou à planter des carrés de légumes, ça raconte les réunions de famille, les faims de mois, les interdictions religieuses, les réconciliations qui soulagent et les annonces difficiles. 

            Il y a une histoire de couverts qui se cache partout là où ça compte. 

            C’est un sujet passionnant, la nourriture. Le problème, c’est qu’on donne des grandes leçons : on nous dit de faire des régimes, on nous dit de ne pas faire de régimes, on nous dit de faire ce qu’on veut, on nous dit qu’on n’a pas le choix, qu’on est brainwashé, qu’on mange trop qu’on mange pas assez qu’on mâche pas avant d’avaler qu’on avale trop vite. Qu’on met nos coudes sur la table et que c’est pas bien, que c’est mal de manger avec les doigts. Ça nous bouffe, ces trucs-là. 

            La bouffe c’est tellement important, on en dit tellement n’importe quoi, qu’il va falloir que je vous raconte uniquement ce que je sais (c’est d’ailleurs ce que l’on devrait faire, tout le temps). Il faut que je me concentre sur mon éclair au chocolat. Les vôtres apparaîtront peut-être, au fur et à mesure. Mais je me garderais bien de faire la leçon. 

            Quand j’étais petite, je mangeais seulement des pâtes, de la compote de pomme et du chocolat. Je n’ai jamais été aussi heureuse qu’en ce temps-là : c’était sans aucun doute lié à mon régime alimentaire désastreux. 

            Quand j’étais petite, je ne savais pas manger des cerises parce que le noyau restait toujours emberlificoté dans le reste, sous ma langue, et qu’à force de ne pas réussir à m’en dépatouiller, je crachais le tout, écœurée. Ça a perduré, ça. Je n’aime pas les cerises. Drôle d’information, concernant une passionnée des histoires de la Commune. Le temps des cerises, encore une métaphore qui nous lie aux saveurs qui éclatent sur les palais. Je ne sais pas manger des cerises : est-ce que ça veut dire quoi que ce soit politiquement ? Je n’en sais rien. Bref.  

            Ensuite, j’avais d’abord des jambes longues et maigres. J’étais la plus grande sur les photos de classe. J’étais déjà gourmande à l’époque, mais tout était dilué dans les centimètres.

            Après, le monde m’a dépassée, je me suis ratatinée au moment où l’on poussait. D’ailleurs, on les poussait, dans les couloirs du collège, les ratatinés qui débordaient un peu en largeur. J’ai arrêté de croire que je dépasserais le mètre soixante. 

            Fallait faire avec, la petitesse et les angles ronds. 

            J’ai appris qu’il y en avait, au même moment, qui regrettaient leurs angles pointus. En fait, je crois bien qu’on regrettait toustes quelque chose, à ce moment-là. 

            On avait commencé à regarder les pubs. Les pubs pour les glaces, côte-à-côte des pubs Weight Watchers. 

            Maman m’a emmenée chez la diététicienne. Le rationnement a commencé. La conscience de la balance, du dépassement, de l’effondrement possible à chaque faux pas. 

            Faut pas croire, on avait droit aux faux pas. Mais il fallait « rattraper » ensuite. Equilibrer. 

            Dans ma tête, il n’y avait rien d’équilibré. Je voulais être si mince qu’on pourrait me trouver belle sans hésiter. Je voulais manger tellement et gonfler comme un ballon. Il n’y avait pas de milieu. Je devais le trouver, au milieu de ce que je mangeais comme émotions, de l’amour qui pointait le bout de son nez et qui m’intimait d’être raisonnable. Des gens regardaient. Celles et ceux dont j’étais amoureuse donc, les dames qui servaient à la cantine, mes ami.es qui aimaient les fruits, celles et ceux qui mangeaient sans grossir, les autres qui ne mangeaient pas, qui mangeaient trop, les regards, les abri-bus et leurs annonces à propos des régimes magiques, la société. 

            Il y a eu les Youtubeuses toutes minces qui disaient de s’aimer tel quel. 

            Il y a eu les gens qui s’inventaient docteurs. 

            Il y a eu ce que j’ai cru, ce que j’ai arrêté de croire, la balance que j’ai trouvée entre les deux. 

            Il y a eu mon corps qui se rognait dans l’acharnement de la danse. La musique qui devait m’affiner, déjouer les plans du destin qui m’avait refilé les gênes qui épaississent les contours, la correspondance étroite entre celle que j’aurais voulu être, avec un peu moins de moi, et celle que je réussissais toujours à redevenir, elle qui prenait la place nécessaire. Il n’y avait pas de danseuse étoile avec des bras qui ballottent, mais je ne pouvais pas danser sans carburant. Les choses sont devenues tordues – elles le sont toujours. 

            Ensuite, les yoyos, les libertés pétries de doutes, la santé qui s’en mêle, puis qui n’a plus rien à voir, les prises de conscience, les industries qui parasitent mes angoisses, les bonheurs qui s’assoient sur mes cuisses trop larges. 

            Il y a eu le travail à la ferme, la bonne fatigue et se reconnecter à l’intérieur. Ce que veut mon corps, ce qu’il demande comme fuel et comme moteur. Ce que je peux lui donner, ce que je sais concéder aux injonctions et leur refuser pour me trouver dans l’équilibre imparfait qui me colle aux basques. 

            Il y a maintenant : réaliser que j’ai parlé de corps et de politique aussi bien que de nourriture. Que j’aurais aimé être dans une France où j’aurais davantage parlé du lien avec la terre, de ce qu’elle peut nous donner et de comment nous pourrions recevoir. J’aurais aimé, intuitivement, tourner mon billet vers ce côté-ci, rappeler que l’écologie peut aussi nous permettre de retrouver les repères perdus dans le tâtonnement des ressentis de nos corps. Au-delà des gourous et de ce qui saccage nos confiances en nous, tous ces trucs qui nous donnent tort de nous aimer. 

            Aimons-nous les un.es les autres, on avait dit. Et surtout soi-même. 

            J’ai de nouveau envie d’éclair au chocolat. Ça revient par cycle. J’adore me l’autoriser. C’est une métaphore de plein de choses, m’autoriser l’éclair au chocolat. Ça peut vouloir dire aimer, accepter, résilier. 

Ça peut vouloir dire croquer la vie et le temps des cerises. 

Cette chose si simple que le temps a compliqué. 

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