La paix n’est pas le statu quo – Gaza

Par Charlotte Giorgi

Photo de Ömer Yıldız sur Unsplash

            Les questions se sont posées à notre média dès le 7 octobre, dès les premières minutes où nous savions. Nous ne pouvions plus ne pas savoir. Il nous fallait en faire quelque chose, de ces informations dégoûtantes, et ne pas céder à la simplicité. Il nous fallait dire quelque chose, parce que c’est dans le creux de nos silences que se nichent les récits qui façonnent les horreurs. Dire ce qui est tu parce qu’il est plus facile de l’ignorer, ces mots qu’on ne veut pas entendre et puis qu’on peut se permettre de taire, confortablement assis dans nos canapés français. Dire pour que plus jamais on ne nous dépossède des faits en répétant « c’est trop compliqué ». Dire pour se réapproprier un réel qui est façonné en partie par les mots que nous choisissons pour le décrire.

            Le premier billet publié sur ce média, en 2020, prenait la forme d’une lettre, et parlait de Charlotte Delbo, magnifique écrivaine, mais aussi rescapée d’Auschwitz dont les mots et l’héritage ont changé ma vie. La pièce, plus précisément, qui a changé ma vie, porte ce titre prémonitoire : « Qui rapportera ces paroles ? ».

Quand les mots viennent à manquer à l’heure où nous devons précisément les trouver, et que nombreux sont ceux qui nous reprochent nos positionnements politiques en insinuant que nous avons « oublié la Shoah », j’en perds les mots. Et je me suis dit que pour les retrouver, il fallait les lui écrire. À elle.

Charlotte.

Qui peut savoir ce que tu dirais de tout ça et si tu en dirais quelque chose. Une boussole comme toi me manque, les politiques et gardiens de la morale prennent le vent dans tous les sens, et les gens que j’aime se font traîner dans la boue pour être justes. Peut-être que tu resterais silencieuse toi, je te vois si mal te mélanger au brouhaha ambiant. Pourtant je suis sûre que tu comprendrais cette envie plus forte que moi de chercher dans les mots la complexité, non pour excuser ou choisir « un camp » – il n’y a pas de camp, il y a une situation et des rapports de force inégaux – mais pour sortir du fantasme qui enferme les émancipations collectives. Et parce que le contexte a bien des choses à nous apprendre : que les attaques terroristes, l’instabilité, la cruauté ne sortent pas de nulle part. Que le barbare contre le civilisé, ça n’existe que dans la tête des totalitaires dont nous ne cessons de dire que nous ne serons plus jamais, que tout cela c’est un monde qui en fracasse un autre : l’un a tout à gagner, l’autre tout à perdre. L’un est parqué et doit lutter pour faire accepter son existence même, l’autre a de quoi bousiller ceux d’en face avec chars et tanks et voit ses couleurs illuminer la tour Eiffel. L’un a donné naissance au Hamas, l’autre est gouverné par un fasciste d’extrême-droite.

            La complexité nous montre qu’il n’y pas de guerre de civilisation. Qu’il n’y a pas de guerre de religion. Et le rôle le plus difficile des temps complexes, est celui des lanceurs d’alerte et objecteurs de conscience en tous genres. Ceux qui doivent restituer le contexte des horreurs, et veiller à ce que le récit binaire du bien contre le mal ne vienne pas ajouter du pire au pire. Ceux-là seront méprisés pour avoir « excusé », pour ne pas avoir « condamné », pour, en vérité, avoir dérangé l’ordre moral établi par l’Occident, dont il est si dérangeant de réaliser qu’il est à l’origine même du sol qui s’effondre sous nos pieds.

            Il ne s’agit ni d’un conflit ni d’une guerre mais de la brutalité de la colonisation. Celle de territoires palestiniens qui se réduisent comme peau de chagrin, et dont Gaza, cette bande terre enclavée, encerclée, enfermée, est le dernier miracle, la dernière trace de liberté qui résiste. À cette résistance, oui, se mêlent le terrorisme et les profiteurs du sombre chaos. Mais ils servent aussi trop souvent à faire diversion des vrais sujets. Le vrai sujet : la colonisation. C’est dans ce cadre que le 7 octobre, le Hamas, mouvement terroriste, attaque brutalement les colons. Les méthodes sont atroces, et le traumatisme de personnes ciblées parce que juif·ves, est réel. Si anticiper la riposte et s’alarmer de l’inégalité du rapport de force a pu faire oublier cela, j’en suis désolée. Mais je crois être plus efficace sans être un perroquet.

            Le monde occidental s’alarme et s’agite. Quoi ? On n’est toujours pas tranquille, chez les barbares ? Traumatisme d’un Etat qui pensait la menace éteinte. Les images d’une rave party sauvagement attaquée tournent en boucle et viennent nourrir nos imaginaires terroristes. La fête dans l’innocence, puis la barbarie. Le récit est glaçant. Il fait écho en nous. Mais il raconte aussi ceux qui ont la possibilité de danser et de se penser hors de danger, face au récit tu de ceux qui doivent se contenter d’être les barbares de l’histoire. Les palestinien·nes deviennent le Hamas. Israël remporte le monopole de la judéité. D’un côté, les terroristes, de l’autre une religion persécutée. Le choix est facile. Les manifestations « pro-Hamas » sont interdites. La France a choisi son camp et pourtant les médias appellent à la paix.

Ce mot est celui du consensus absolu. La paix. La paix c’est bien, ça n’engage à rien. Nous voulons faire des rave party sans barbares. Simple.

Je crois toujours en la complexité. Mais qu’il est difficile alors de la faire entendre.

Lorsque nous appelons à la paix, lorsque nous pleurons cette paix disparue, nous oublions de demander : quelle paix ?

Celle qu’Israël pleure n’est pas celle des palestinien·nes. Eux n’ont jamais eu droit à la paix. Leurs territoires sont spoliés, et leurs vies négligeables. Or la paix n’est pas le statu quo. La paix exige la justice, nous l’avons dit tant de fois.

Aussi horrible soit-elle, l’attaque du Hamas (un groupe terroriste aux armes artisanales et sans armée) est sans commune mesure avec la « riposte » d’Israël qui s’apparente ensuite à un crime contre l’humanité, le bombardement incessant de 2 millions de personnes privées des droits humains les plus élémentaires. Le projet est clair, et s’adosse de manière confortable à la réponse face au terrorisme : voilà une bonne occasion de désintégrer cette terre qui résiste, cette terre de barbares que nous avions toujours voulu raser. Israël en a les moyens, il lui manquait le prétexte – abject et abominable, entendons-nous. L’état colonial reçoit le soutien du monde occidental tout entier lors de l’attaque du Hamas. Après tout, n’a-t-il pas le droit de se défendre ?

On se relaie aux micros pour le dire. Les Palestinien·nes de Gaza doivent mourir en silence, eux. Pourquoi ? Parce que ce sont des barbares ?

Poser ces simples questions fait de nous des suspects, ici, en France, où le soutien à Israël, est, parait-il, inconditionnel. Nous sommes vent debout, depuis toujours et via nos histoires personnelles, contre l’antisémitisme. Devoir le répéter m’accable de colère. Et tu serais anéantie, je crois, de savoir qu’en portant les voix palestiniennes, celles dont les expert·es de l’ONU disent qu’elles courent un grave risque de génocide, on nous demande sans cesse de nous exprimer aussi contre les crimes du Hamas. Ces gens sont-ils donc si habitués à l’empathie à géométrie variable ? La réciproque n’est pas vraie. Encore une fois, on a du mal à voir les barbares autrement que par leur couleur de peau.

Je suis terrorisée par ce ramollissement de l’esprit critique qui nous demande sans cesse de parler d’autre chose que ce qui se déroule sous nos yeux et qui constituera, je n’en doute pas, l’une des pires hontes de notre pays. Car dans ce qui se joue en Palestine, il y a davantage que « la situation au Moyen Orient ». Ce sont des excuses bien ficelées. Ce sont des soutiens inconditionnels et des droits à se défendre qui déforment les ordres de grandeur et font passer la possible mort de 2 millions de personnes dont 47% d’enfants pour un dommage collatéral. C’est l’impérialisme occidental qui, derrière le paravent du terrorisme et des religions, poursuit ses bis repetita de l’horreur, après avoir martelé cent fois « plus jamais ça ». Plus jamais ça, cela veut dire : prenons nos responsabilités et dénonçons urgemment cette avidité des puissances dont nous nous désolidarisons, celles qui pillent, accaparent et tuent, sous prétexte qu’elles sont la lumière au milieu de la nuit. Celles qui portent des valeurs comme un gilet pare-balle, pour se protéger de toute critique et entreprendre en paix leurs saccages. Celles qui nous entraînent avec elles dans leur pilonnage du monde et des gens, et que nous, blancs et bienheureux occidentaux, sommes peut-être seuls à avoir le pouvoir de faire cesser.

      Charlotte, quand tu écrivais « Qui rapportera ces paroles ? », tu te donnais pour devoir de nommer l’indicible, et de porter les voix que personne ne voulait se résoudre à entendre. Lorsque, unanimement, la classe politique se relaie aux radios pour condamner la violence des « deux côtés », nous avons le devoir de rétablir les échelles et de retrouver le sens qui sous-tend l’enfer qu’est devenu ce monde. Car au fin fond de celui-ci, perdu, il y a des voix étouffées que nous avons le devoir de porter, et que, je suis sûre, tu porterais avec nous. Celles qui apporteront une vraie paix.

      La montée de l’antisémitisme, comme celle de l’islamophobie, me trouent le cœur. Mais je sais que tu comprendrais que je me refuse à instrumentaliser ce climat. Comment ça, nous devons redire que nous sommes vent debout pour la dignité des personnes, pour la sécurité de mes ami·es juif·ves, musulman·es ? Comment ça, on doute de nous ? Qui se fout de notre gueule ? Historiquement, ce n’est pas à mon bord politique de se questionner sur des relents antisémites ou islamophobes. Nous sommes droits dans nos bottes. Hurlons en paix, et par-dessus la leur, factice.  

            Je souhaite que tu n’aies pas trop honte de là où tu nous regardes. Je souhaite que tu nous donnes la force de nettoyer cette honte, et de la contrebalancer de tout notre poids.

Je regarde, un peu hagarde, les quelques vidéos des survivants d’Auschwitz comme toi, qui alertent – dieu merci – sur cette ignominie qui prend place à Gaza (je viens d’apprendre qu’Israël envoie des travailleurs palestiniens en direction de Gaza, en plus de couper les communications, l’eau et d’empêcher les reporters et humanitaires d’y apporter les droits humains les plus basiques). Et puis j’allume la radio ou la télé et je pleure de voir ce qui se rejoue sans cesse malgré ces avertissements, et vos paroles si claires et précieuses.

Je fais le constat épuisant de notre engloutissement dans une machine coloniale et médiatique qui broiera les contestations, rendra nos luttes difficiles, nos paroles inaudibles et nos victoires gâchées par de lourds tributs que payent toujours les mêmes. Puis je me rappelle que tu n’es pas revenue de cet endroit d’où personne n’est revenu parce que tu avais l’espoir.

            Tu es revenue pour rapporter des paroles. Pour la dignité de ces paroles, et au nom de toutes celles qui ne pouvaient plus les dire. Tant mieux. Car cette source de force et d’élan est inépuisable. Quand il n’y a plus d’espoir, il y a encore de quoi être juste. Il nous faut nous aussi, aujourd’hui, trouver au-delà de l’espoir, le chemin de la dignité. Qu’il puisse nous permettre de faire ce qui est juste. Et l’on sait comme il est urgent d’être juste.

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